Destination : 26 , Une bouteille à la mer


Ondine (bouteille)

Le jeune homme était entré dans le seul bar encore ouvert à cette heure

tardive. Il s ' était juché sur un des hauts tabourets de bois, près du

comptoir. Après avoir commandé un café, il demanda au patron :



- Vous savez à qui il appartient le bateau baptisé « l' écumeur des cœurs »?



L' homme se retourna en jetant son torchon sur son épaule, déposa une tasse

fumante devant le garçon et répondit :

- Ouais ! , Je connais, qu' est-ce que vous lui voulez ?



-J'ai un message pour lui. Vous savez où je peux le trouver ?



Le tenancier se tourna vers la salle enfumée et bruyante, en criant :



-Eh, Don Juan, y'a quelqu'un qui te demande !



Un homme se retourna, se leva lentement puis se dirigea vers le zinc d'un

pas mal assuré. Il avait les cheveux longs, sales et mal coiffés. Son visage

tanné et boucané par des années de mer et de soleil, était hachuré d'une

multitude de ridules se croisant et s'entrecroisant sans fin. En permanence,

aux coins des lèvres, un rictus moqueur donnait à sa physionomie l

impression qu'il se moquait de vous. En fait un incroyable réseau de

cicatrices anciennes tirait sa bouche du côté droit.



-Et qui c'est qui me demande ? demanda-t-il, d'une voix lourde d'alcool



Le patron hocha la tête vers le jeune homme que le marin regarda en plissant

des yeux myopes :

-On s'connaît ?

-Non, monsieur, on ne se connaît pas mais je crois avoir quelque chose pour

vous. C'est un peu étrange mais…voilà !



Il déposa sur le comptoir une vieille bouteille de verre poli et raboté par

des multitudes de roulis et de tangage. A l'intérieur du flacon se trouvait

une carte roulée et mangée par l'humidité mais encore lisible. Le marin

sorti cette missive d'une main malhabile et lentement, il lu :



"Cher écumeur des cœurs,

Si tu savais comme je m'en veux d'avoir mis les voiles pour faire le point !

Depuis que j'ai échoué ici, mon âme est à la dérive ; jour après jour, je

dilue mes larmes et mon ennui dans des flots de menthe à l'eau.

Le plus souvent noyée dans mes pensées, mes rares ancrages à la réalité ne

me font reprendre pied que le temps de me sentir un poisson à côté de son

bocal.

Puisse ma bouteille à la mer te parvenir avant qu'il ne soit trop tard !

Ondine. "



-Ben ça alors ! S'exclama-t-il, vous avez trouvé ça où ? .



-Cette bouteille s'est retrouvée dans mes filets il y a déjà quelques temps

alors que je pêchais. Ce n'était pas très loin d'ici. Je l'ai gardé comme

souvenir. Je trouvais amusant de la montrer comme prise exceptionnelle d'une

authentique bouteille à la mer mais plusieurs fois j'ai vu votre bateau

ancré ici. Avec le nom qu'il porte je me suis dit que peut être cela avait

un rapport avec vous !



En caressant doucement le carton jauni et froissé, l'homme balbutia quand

ses yeux s'emplirent de larmes :



-Ondine ! , Ondine ! Ah garçon, tu viens de réveiller le plus douloureux

souvenir de ma vie ! Il aurait fallu que cette bouteille apparaisse 50 ans

plus tôt ! Ah quelle histoire ! Tu vois, je ne l'ai jamais raconté, jamais

! Personne ne me croirait de toute façon !



Il dodelinait doucement de la tête, les larmes perlant toujours à ses

paupières. Le jeune homme, grillant de curiosité, lui objecta timidement :



-Peut être qu'aujourd'hui vous pouvez en parler, si c'est une histoire

vieille de 50 ans, il y a prescription ! Et puis ça vous ferez du bien de

parler à quelqu'un, vous avez l'air drôlement sonné !



L'homme le regarda, complètement dessaoulé. Ses yeux d'un bleu passé, fixé

sur un lointain connu que de lui, commença son histoire:



-Ondine, elle aurait pu être ma grand-mère. Quand elle avait rencontré mon

grand-père, ils avaient tous les deux vingt ans. C'était un amour sauvage,

passionné. Entre deux courtes accalmies, c'était des tempêtes longues et

dévastatrices, des disputes sans fin. Elle aurait voulu le garder pour elle,

près d'elle. Elle ne voulait pas le partager ni avec d'autres femmes ni avec

la mer. La mer, elle en était jalouse ! Elle la maudissait tous les jours !

Lui, dès qu'il avait un pied sur son bateau, il oubliait Ondine. Il ne

vivait plus qu'au gré de cette masse d'eau moirée et changeante, furieuse ou

apaisante, pleine d'artifices et de sortilèges. C'était une maîtresse

indomptable qui lui lançait sans cesse des défis qu'il relevait par bravade

mais qu'il perdait toujours. Ondine n'avait pas sa place dans ce jeu là !

Sur terre, il lui revenait toujours même s'il ne lui était pas fidèle. Son

surnom d'écumeur des cœurs ne lui avait pas été donné au hasard. Mais elle

était tout de même maître de lui ! Lui, sur terre, il était aussi pataud que

l'albatros embarrassé de ses ailes. Un jour, sur un coup de tête, elle

disparue. Il trouva ce simple mot: "Je pars, je vais en finir une bonne fois

pour toute avec ta fluide et ondoyante maîtresse". Il s'alarma aussitôt, il

ne pouvait pas vivre sans la mer, il ne pouvait pas vivre non plus sans

Ondine. Il sut qu'elle avait fui sur un mauvais bateau transportant une

cargaison de thé entre autres herbes sèches et aromatiques. Il sut aussi que

le bateau coula, que l'équipage fut recueilli par un autre bâtiment croisant

près de là. Les marins qu'il interrogea lui dirent que la jeune femme n

avait pas périe. Elle avait refusé les secours et s'était laissée échouée

sur une petite île que jamais ils ne purent localiser sur une carte. Ce fut

le début de cinquante années de veines et infructueuses recherches. Il

sillonna toutes les mers du globe, tous les océans. Il se maria, eu un fils,

puis, je suis arrivé, moi, son petit-fils. J'étais avec lui lors de son

dernier voyage, j'avais dix ans. Un soir de gros temps, je ne sais dans

quelle mer, notre bateau était malmené par les vagues. Des creux de plus en

plus impressionnants bousculaient notre embarcation. L'orage commençait et

au moment ou un rideau de pluie s'abattait, nous entraperçûmes une terre.

Mon aïeul manœuvra pour faire entrer le bateau dans une minuscule crique où

nous attendîmes l'apaisement. Bizarrement le calme se fit d'un seul coup.

Les eaux se calmèrent, les nuages se déchirèrent et un magnifique ciel

étoilé, baigné par une lune pleine et dorée, s'installa. C'est à ce moment

que nous entendîmes le chant. Une voix claire et mélodieuse qui psalmodiait

l'histoire d'un marin perdu en mer. Nous gagnâmes le rivage en nous laissant

guider par ce son pur semblant emplir la nuit.

Au détour d'un rocher nous vîmes une femme, assise. Seul son buste nous

apparaissait. En coiffant ses longs cheveux, elle chantait. Quand elle se

retourna, mon grand-père tomba à genoux, comme frappé par la foudre !

« Enfin te voilà, mon bel amour ! » Murmura la femme, « je t'ai attendu si

longtemps! Si tu savais comme je m'en veux d'avoir mis les voiles pour faire

le point ! Depuis que j'ai échoué ici, mon âme est à la dérive ! J'ai voulu

me venger de la mer, c'est elle qui m'a puni et maintenant te voilà venu !

Je vais pouvoir vivre en paix à l'unisson avec elle. Quand je suis arrivée

ici j'étais le plus souvent noyée dans mes pensées, mes rares ancrages à la

réalité ne me faisaient reprendre pied que le temps de me sentir un poisson

à côté de son bocal. Mais j'avais trop maudit la mer ! Aujourd’hui j'ai tout

mon temps pour être poisson hors du bocal ! Maintenant que je t'ai revu, je

peux quitter ce rocher où je t’attendais depuis si longtemps ! Adieu mon bel

amour ! Adieu !»

Ondine plongea et notre ultime vision fut la queue d'une sirène irisée de

bleu et vert, frappant la surface étale de l'eau puis disparaissant entre

deux vaguelettes blanches et éphémères.

Corinne