Destination : 26 , Une bouteille à la mer


A l'éditeur qui lira ce manuscrit (bouteille)

Cher éditeur,



Il fallait une grosse bouteille pour contenir non seulement cette lettre, mais le manuscrit qui l'accompagne. Je suis descendu dans la cave et j'ai choisi une dame-jeanne qui avait contenu du Bourgogne, du temps où j'étais cadre de haute direction dans une banque et que cette maison connaissait encore des fastes.



Dès que j'ai enfourché le cheval de bataille de l'écriture, je n'ai plus été capable de faire une part suffisante à ma profession et j'ai dû abandonner. Abandonné, c'est moi qui le fut ensuite par ma femme, partie vivre avec un de nos amis d'enfance et ma fille, évidemment. C'est vrai, je suis triste de ne pas voir ma petite bonne femme babiller en tournant autour de moi tous les jours, mais un week-end sur deux, plus question d'ordinateur, de personnages, de figures de style, je suis tout à elle, je lui raconte des histoires et j'y puise une grande force.



La semaine, je la consacre uniquement à mon livre, hormis quelques courses pour assurer ma survie et une séance de cinéma occasionnelle. Vivant à la campagne, je ne reçois pas de visites. Les amis m'ont délaissé : pour eux, j'ai endossé le costume du salaud en quittant mon poste. D'ailleurs, qu'aurais-je encore aujourd'hui à leur dire ? Je vis en reclus. Mais que dis-je, non, je suis habité par tous ces êtres qui ont pris possession de moi et me hantent et me manipulent comme un pantin. Peu importe, j'ai décidé de ne plus leur résister, je me livre à eux tout entier. Combien de temps encore ?



Voilà, je vous conte mon existence fébrile, au milieu des feuilles déchirées et des boîtes de conserve, mais j'y crois. Cette fois, je la tiens, mon histoire, j'en suis sûr. Mon premier roman, je l'avais proposé à une kyrielle de maisons d'édition. Pas de réponse ou bien la traditionnelle bafouille qui, en gros, disait : « Vous ferez mieux la prochaine fois ». Tous ne pensent qu'à leurs gros sous, à faire des opérations rentables. Je hais ce milieu des affaires, je le vomis.



J'ai lu, relu cent fois ces feuilles avant d'accomplir cet acte, très près d'ici, exactement au Cap de la Chèvre. Je ne trouvai plus de virgule à y changer. J'y ai mis mon âme, elle nage sur l'Océan ou la Manche. J'aime cette incertitude, ce « ou ». J'ai enfermé le CD-ROM de classement dans une boîte hermétique que j'ai enterrée dans le jardin. Il n'en ressortira de mon vivant que si, toi, cher éditeur, tu me réponds favorablement, qui que tu sois, où que tu sois. J'aime cette attente. Sinon, un jour, il constituera un objet de curiosité pour un futur propriétaire. J'aime cette postérité.







Soudain, une crainte m'envahit. Si ma dame-jeanne se fracassait contre un rocher, si elle arrivait en Amérique, si, toi, éditeur, tu étais ruiné ! Si., mais avec des si., on met un manuscrit en bouteille. Avec des rêves, on fait un geste fou, un geste de fou, un ultime geste avant de renoncer. Un mot, je n'attends qu'un mot de toi. Tu me répondras, je veux le croire. Merci.



Danièle