Destination : 26 , Une bouteille à la mer


Du marin à la belle (réponse)

Madame,



Dans mes nasses, j'ai recueilli ce poème, sorti d'une bouteille et que je ne me lasse pas de relire, bien qu'il ne me soit pas adressé. Vous le savez, un marin ne se sent pas le droit de laisser un S.O.S. sans réponse.



Un marin, s'il est poète dans l'âme, ne l'est pas forcément dans les faits. C'est pourquoi souffrez que je vous réponde en prose et que je vous dise mon indignation. Que l'alliance de ces deux mots sonne mal à mes oreilles, vieille belle ! Une femme qui désire ne peut être que belle, quel que soit son âge. Ne dites pas adieu à l'amour, je vous en supplie, à cause d'un Narcisse que son indifférence tuera tôt ou tard. Ne mourez pas pour cet ingrat, ne soyez pas vous-même ingrate envers votre corps qui a vibré, qui vibre encore. Portez-le avec fierté pour me faire plaisir.



C'est vrai, je me désespère de lire certains mots sous votre plume et ne sais comment vous convaincre. Je ne suis ni jeune, ni riche ; je ne suis ni vieux, ni pauvre. Je vous aime à peine, je vous indiffère certainement. Je vis simplement au fond de ma Bretagne et je voudrais, encore sur cette terre, faire le bonheur d'un être désirant comme vous. Mon audace n'a d'égale que votre détresse.



La mer a créé un lien entre nous, ne le laissez pas se desserrer. Je le couvrirai d'écume pour vous donner envie de vous y amarrer. Laissez-moi croire que, ce matin, j'ai réalisé mon rêve d'enfant en pêchant une sirène.



Je ne jetterai pas de bouteille à la mer, c'est à vous précisément que je lance cet appel : oubliez celui qui est indigne de vous et daignez songer un instant au tapis de roses que je suis prêt à répandre sous vos pieds pour que vous releviez la tête et que vous-même, rose, n'effeuilliez plus vos désirs pour celui qui ne le méritait pas mais pour un homme qui vous prendrait, belle de votre jeunesse passée et de votre vie remplie et prête à accoucher d'un nouvel amour.



Faites, je vous en prie, Madame, que, dans mes filets, bientôt, une sirène chante un doux chant d'amour auquel je répondrai du plus profond de mon âme. Je la libérerai et ne la retiendrai que par les tendres liens qu'elle voudra bien accepter.



Renaissez, Madame, telle Vénus de sa conque, et cueillez ce cour qui vous est offert, le mien.







La belle et le marin (suite)




Gabrielle avait mis dans ce poème tous les soupirs de sa chair, tous les désirs de son être, qu'elle avait confiés à cette bouteille jetée aux flots marins, un peu comme pour s'en débarrasser, comme pour lancer un adieu à cet amour, un adieu à cette vie, un « J'aime et je veux mourir ! » à la face du monde. Elle n'attendait pas de réponse, elle allait mettre un couvercle sur ses derniers bouillonnements et prendre ses quartiers d'hiver. Mourir viendrait en son temps. Elle rentra donc dans sa grande maison déserte. Pas de voix d'homme, plus de cris d'enfant ! Désormais, elle serait seule.



Yann rangea ses filets dans le hangar. Sa saison de pêche était terminée. Il rentra dans sa maison basse et se prépara un café chaud. Il était passé dans l'après-midi à la poste pour envoyer sa lettre à Gabrielle. Une Gabrielle ne pouvait être que belle, à cause de la rime, à cause de l'Histoire, à cause de ce geste beau entre tous : remettre son désir aux bons soins de la mer. Il rêvait. Il n'était pas seul, sa vie se peuplait soudain de fantasmes un peu oubliés ces derniers temps. En fait, depuis que Marie-Anne l'avait quitté.



Gabrielle pleurait doucement, dans le canapé du salon, et caressait son chat d'une main distraite. Le lisse et le chaud du pelage la faisaient frissonner de bien-être, mais elle ne le sentait pas. A travers le rideau de ses larmes, ses yeux suivaient le fléchissement des branches dans le jardin sous l'effet de la brise. Ecrire, partir, envoyer ce SOS au large, les quelques cent kilomètres parcourus dans un sens puis dans l'autre et l'air marin dans ses poumons et ses pensées l'avaient vidée de l'énergie de son ardeur. L'instant lui offrait un répit, une pause.



Hier encore, Yann ne voyait les femmes que sous les traits de Marie-Anne. Aucune ne pouvait lui être comparée. La compagne de toute une vie, la mère de ses trois enfants, la femme dont les mots, les caresses avaient calmé toutes ses angoisses, le corps qui avait assouvi toutes ses soifs ! Ce corps chéri l'avait quitté sans une parole, sans un bruit pendant que lui somnolait sur un fauteuil. Ce corps n'avait alors plus que sa froideur à donner.



Gabrielle vécut dans la langueur morose des jours qui suivirent comme une somnambule. Elle n'était pas éveillée à ses rêves, à ses sens, à elle-même. Elle oscillait entre léthargie et fébrilité sans le savoir. Des heures devant la télévision, elle se levait soudain pour jardiner jusqu'à ne plus rien y voir, dans le crépuscule. Elle n'avait même pas conscience que le bel indifférent qui l'avait si cruellement ignorée n'occupait plus son esprit.



Yann n'aimait plus cet intermède dans l'exercice de son métier. Il buvait un coup chez Jean-Louis, histoire de dire qu'il ne laissait pas tomber les copains. Il allait chez l'un, chez l'autre, buvait, chantait, participait à l'allégresse générale. C'était Yann, fidèle à lui-même. Mais il ne dansait plus. Ses pieds avaient désappris le rythme à deux, ses bras ne savaient plus enlacer. Les amies avaient bien essayé de l'entraîner dans une valse : il avait refusé tout net, presque agressif. Il tardait parfois à rentrer, couchait même chez son frère plus souvent qu'à l'accoutumée. Il appelait les enfants au téléphone, leur proposait de venir chercher du poisson, des salades, des cerises. De temps à autre, l'un d'eux venait ; Solène remuait la maison de fond en comble. Lorsqu'elle repartait, il restait derrière elle un vide méticuleux qui angoissait Yann.



Au bout de l'allée du jardin, Gabrielle vit le facteur s'arrêter devant la grille. Elle eut un mouvement d'humeur. Elle supportait mal les interférences du monde extérieur. Elle avait dompté ce feu qu'elle avait nourri d'illusions, elle appréciait maintenant sa solitude régénératrice et n'autorisait personne à la troubler. Elle avait repoussé une visite de son fils et sa belle-fille à la semaine suivante. Son cour criait « Ne pas déranger », mais qui d'autre pouvait l'entendre ? Le facteur tira sur la sonnette pour la prévenir et continua sa tournée. Elle ouvrit la boîte aux lettres. Là, une écriture inconnue la sollicitait.



Yann relisait les vers de Gabrielle. Décatie, fanée, flétrie ! Ces mots le terrifiaient. Marie-Anne était si belle dans la mort. Ce poème est sinistre, pensa-t-il, comme le tableau de Goya dans le livre de la bibliothèque. « Les Vieilles » ou quelque chose comme ça. Qu'est-ce qui avait bien pu motivé son élan ? Il ne se retrouvait plus dans les lignes qu'il avait tracées dans la précipitation, comme si sa vie en dépendait. Il craignait les conséquences de son acte irréfléchi. Il relisait, dubitatif. Son regard buta contre cette affirmation : « Non, mon cour n'est point mort !». C'était ça, le message, son cour à lui n'était point mort. Elle avait raison. Il sourit, enfila son ciré et s'en alla dans le crachin jusqu'au port.



Gabrielle lisait. Une sirène, elle ? Un fou ! Un tapis de roses, quel cliché ! Ce marin ne doutait de rien. Comment pourrait-elle cueillir un cour, alors que le sien se calmait à peine d'une chamade insensée ? Cette lettre d'ailleurs en accélérait déjà le rythme au point qu'elle en avait presque mal. Elle s'y refusait. Elle ne répondrait pas. En la relisant, pourtant, elle y vit une force de conviction, de sincérité qui lui plut. Il la trouverait, sa sirène, elle le lui souhaitait. « Une femme qui désire ne peut être que belle, quel que soit son âge. » Voilà ce qu'elle avait besoin d'entendre, belle d'une beauté intérieure. Elle sourit, prit le téléphone et appela ses amis.



Danièle