Destination : 27 , L'incipit d'Antoine B.
Un train de trop
« Après la seconde guerre mondiale, les trains recommencèrent à
rouler ».
Le regard de Mademoiselle Justaubon se fait incisif. Les enfants du CM2
la fixent et attendent.
« Il ne faut pas croire que la guerre c’était rose pour tout le monde.
Pas de trains, le ravitaillement difficile, moi qui vous parle, pour
mon repas de communion, il n’y a pas eu de pièce montée. » Ses yeux
s’arrondissent, une bêtise insondable sort de ses prunelles.
A la table des Anciens, le père Pluche touche le coude de son voisin :
« Elle nous ferait croire qu’elle a crevé de faim, cette vieille
bourrique, et moi, je peux te dire que chez les Justaubon, le marché
noir, y avait pas de problèmes ! ».
Il s’esclaffe et se met à tousser.
Il racle sa gorge, se mouche et continue : « D’ailleurs, tu peux me
dire à quoi ça ressemble cette réunion ? Ces gosses, ils s‘en fichent
pas mal de la guerre et ils ont bien raison. Regarde-les ! Tu crois
qu’ils écoutent ? Une soirée de témoignages des Anciens, ils sont bien
obligés d’y assister, mais franchement ! »
Marius Klein sourit et ne répond pas.
« Les trains recommencèrent à rouler ».
Oui, c’est sûr, pendant la guerre, il y avait moins de trains.
Pour lui, encore beaucoup trop.
Il se souvient.
Le 25 août 1944, un train est bien parti de sa ville natale. A son
bord, sa mère, sa grand’mère, la tante Bérénice et ses deux filles.
Lui, il était à la campagne chez des paysans. On lui a dit plus tard
que le train était bien arrivé à Auschwitz, ça avait pris du temps,
mais bien arrivé et pourtant c’était le dernier convoi de ce type à
quitter le territoire.
C’était un train qui n’intéressait personne, des femmes et des enfants.
Personne n’a essayé de l’arrêter.
Très longtemps après, on lui a dit qu’il y avait huit survivantes, mais
il ne les connaissait pas.
Il a raison, Pluche. Ça intéresse qui ces histoires?
Une petite main s’accroche à son bras. Son petit-fils, Mathieu.
Il se retourne.
Mathieu lève vers lui son petit visage rond : « Dis, Pépé, tu crois
qu’on pourra partir à Cassis en train ? Il y a encore la guerre, tu
sais. Pas chez nous, mais ailleurs. Et alors, si les trains ne roulent
pas, on n’ira pas à la mer ? »
Marius prend le petit sur ses genoux. Il lui caresse la joue.
« N’aie pas peur, mon Mathieu, des trains qui roulent il y en a
toujours, ces choses-là, ça n’arrive pas en France. Un jour nous
prendrons des trains qui partent ».