Destination : 34 , Sous le soleil d'Ailleurs


Canicule

L'été.


Bouillant.



Dans l'appartement assiégé, l'attente. On a barricadé les lourds volets de bois, pendu des linges mouillés aux fenêtres. Dehors le soleil flambe. S'insinue, dans la maison barricadée, une chaleur de four. L'air en flaques bouillantes noie la pièce, liquéfie les corps. Les secondes s'égouttent engluant de bitume les rêves à fleur de peau poissée de sueur.



Pièges à rêves épuisés, les lourdes siestes d'été dans le bombinement des mouches collées comme des plaies sur les peines transpirantes.



L'air est épais comme un sirop, le silence dense, un silence de cadavre, se referme sur Jason quand il pousse la porte de l'appartement assiégé de chaleur, le même silence hostile qui l'accueille toujours, depuis maintenant plusieurs mois, depuis qu'il a dit qu'il voulait divorcer. Depuis ils ne se parlent plus, ne communiquent que par quelques messages laconiques, sur des post-it : « le ragoût est dans le frigo. Va chercher les enfants à l'école. »



Sur la table, elle a laissé, en évidence, une feuille, arrachée sans doute à quelque journal intime, de ces papiers fleuris et mièvres où les jeunes filles enferment, sous un petit cadenas doré, leurs rêves et leur cour de midinette. Un nouveau message ? Jason prend la feuille, lit :



« Je hais les siestes d'été.



Chaque été, chaque sieste, l'air lourd remue les miasmes de la vieille blessure ouverte lors d'une lourde sieste, l'été de mes quatorze ans.





Je me souviens.



J'ai quatorze ans.



J'attends. J'attends la trêve vespérale, la brise bienfaisante qui délivrera la nuit.



J'attends, allongée sur le lit. Engluées, mes pensées tournent comme des mouches piégées, bombinent, obsédantes. Des images flottent comme des méduses dans l'air gluant, flottent mes rêveries.



Flottent, frais bleuets, les yeux de mon grand-père, ses yeux d'innocence. Des yeux d'enfant dans une corpulence lorraine. Mon grand-père aux yeux fermés. Mort, voilà six mois. Son regard flotte encore.



Ses orbites vides, maman n'avait pas voulu que je les voie. Trop jeune, disait-elle, trop jeune pour regarder la mort en face. Le regard qui pâlit, l'éclat qui se ternit, le souffle accouché de cette naissance inversée, le corps qui se fait lourd, s'abandonne, comme une fripe.Trop jeune pour regarder cela. Garder son souvenir vivant, disait-elle.



Cette mort-là, la mort de mon grand-père, elle l'a gardée pour elle, maman, jalousement. Le mari et la fille expédiés en vacances sur la Côte, elle est restée seule avec son père mourant. Seule avec lui, pour le grand Passage. Jour et nuit, à l'hôpital. Le dernier regard, l'accouchement du souffle, l'abandon du corps.Elle était là, avec lui. Accoucheuse de son père, passeuse du mort.



Passeuse, voilà six mois.



En est-elle vraiment revenue, de ce mystérieux passage ? Elle semble si absente, regard éteint, gestes machinaux, inhabités.Et puis soudain des flambées de furie, des reproches, des cris.Cette violence ! Une harpie.



Papa ne supporte plus. Comme des frelons, des mots se glissent dans les conversations, des mots menaçants, qu'on écarte, qui reviennent, comme des frelons :



Ca ne peut plus durer.



Séparation.



Divorce.



Ca ne peut plus durer.



Les cris, les pleurs. Les portes claquent. Mon père sort. Je me réfugie dans ma chambre pour travailler. Je suis bonne élève. Travailler. Se boucher les oreilles. Ne pas entendre. Ne pas voir. La mort. L'absence. La séparation. Ne pas comprendre.



En cet après-midi d'été, de l'été de mes quatorze ans, une fois de plus papa est sorti. Ou il travaille, je ne sais plus.Oui, je me souviens : il travaille, toute la journée. La chambre voisine est silencieuse. Flaque de nuit bouillante dans la chambre de mes parents, porte à peine entrebâillée sur l'étouffement noir. Sommeil de maman, comme un trou noir.



Attendre. Le retour de papa. L'éveil de maman ; les secondes gouttent, distillant l'angoisse. Les secondes coulent. Noud coulant du temps, lent étranglement, lent, infiniment. Cour serré, cour étouffant. Poisse l'angoisse. Il est tard. Elle aurait dû se réveiller. Papa n'arrive pas. Elle ne se réveille pas.



Passer le seuil de nuit bouillante ? Pénétrer dans le trou noir où a sombré maman ?..



Attendre, encore. Attendre, le cour au bord des lèvres. Nausée de la peur. Panique. Seule, avec le trou noir. Maman réveille-toi, s'il te plaît, réveille-toi ! Ne me laisse pas seule. Oh s'il te plaît.Prière murmurée, répétée, en litanie, pour conjurer le sort, le trou noir prêt à m'avaler. S'il te plaît s'il te plaît s'il te plaît.



Combien de temps ai-je prié ainsi ? Un instant. Une éternité. L'espace d'un trou noir.



Papa me trouve devant la porte, figée dans ma panique. A mon regard affolé il comprend tout de suite, fonce dans la chambre. Boîtes de médicaments étripées, plaquettes éventrées, épluchures, amoncelées sur le parquet. Eliane, réveille-toi ! Gifles. Répétées. Qu'est-ce que tu as pris ? Pourquoi, hein, pourquoi ? Gifles. Et la petite, tu y as pensé ? Gifles. Tu n'as pas le droit, tu entends ? Pas le droit ! Gifles, encore. La ramener à la surface. Sombrée, comme une épave, âme et corps. Sombrée.



Sous les gifles déferlantes l'épave bouge vaguement, semble se désarrimer de profondeurs insondables, remonter comme à regret vers la conscience, bateau ivre. Epave ivrognesse secouée de remous de mots vagues, de gestes, de hoquets.



La portant à moitié jusqu'aux toilettes mon père lui fait vomir la mort.



Epave je te hais. Je hais l'ivrognesse qu'est devenue ma mère. Je hais cette femme saoule qui titube et hoquette, combinaison collée au corps en auréoles sombres, au-dessus de la cuvette.



La violence de mon père, je la hais aussi. Je hais ses gifles salvatrices. Sauveteur, mon père, malgré toi, contre toi, ma douce mère noyée.



Tout au fond de moi j'accepte l'impensable qui me nie. Ton droit de mourir si la vie te pèse trop. Ton droit de sombrer dans le bienheureux oubli. Ton droit de m'oublier. Je souscris à mon propre abandon.



Ta mort, ma mère, je la regarde en face.



J'ai quatorze ans.



Ma mère a vomi la mort.



Je la vomis. Je me vomis de ma lâcheté.



Jamais je n'oublierai. Jamais je n'imposerai à mes enfants cette violence atroce : accepter ma mort, ma désertion. Plutôt. »



L'écriture devient illisible. Les caractères s'affolent, se déforment, deviennent gribouillis informes : plume incohérente, main frappée de folie.



Inquiet soudain Jason se dirige vers la chambre, pousse la porte sur la flaque de nuit bouillante où gît Médée, à demi nue, sa combinaison collée au corps en auréoles sombres sur le lit jonché de boîtes de médicaments étripées, de plaquettes éventrées. Ses yeux ouverts sont fixes. Un étrange sourire flotte sur ses lèvres bleuies, comme pour se moquer. Pris de vertige Jason se précipite dans la chambre voisine, celle des enfants. Ils dorment paisiblement sur leur petit lit, l'un à côté de l'autre, leurs petits bras mêlés. Sur leur joue pâlie une mèche noire, immobile. Nul souffle n'agite leur poitrine, ne trouble leur sommeil. Les mouches bombinent dans la moiteur de l'air épais comme un sirop où les secondes s'égouttent, engluant de bitume le cour de Jason qui se fige, pétrifié par le malheur.



« Je hais les siestes d'été. »

Josée