Destination : 34 , Sous le soleil d'Ailleurs
Aurochs
Il faisait nuit maintenant. L’ orage se déchaînait. Le commissaire Garofoli,
les mains dans le dos, regardait la multitude ondulante poussée par un vent
meurtrier, venir s’ écraser en vague successive, propulsant des paquets
d’eau claire sur la vitre disjointe. Il était fatigué, Garofoli, son ulcère
se réveillait.. Il avait sommeil.
Il repensait à Philomène Marchand, la vieille chipie octogénaire du
boulevard du Trèfle. Visage aigu, langue fielleuse, elle venait deux fois
par mois inonder le commissariat de ses malveillances imaginaires.
L’ orage était là aussi, violent et électrique, quand elle avait forcé la
porte de son bureau, la mine dédaigneuse. D’un geste théâtral, elle avait
laissé choir sur son écritoire, le cadavre d’un chat.
Duraton, brigadier chef depuis deux mois, la suivait de près, rouge et
bégayant. Il essaya sans succès d’intercepter la chute du félidé mais la
dépouille molle vint s’étaler sur le compte rendu en trois exemplaires du
braquage de la rue du bon vent. Garofoli, stylo en arrêt, leva un visage
interrogateur
- « C’est mon chat Lumeau » piailla Philomène
- « Mme Marchand, reprenez-vous ! »Duraton lui tapotait la main en
la faisant asseoir « ce n’est pas un chalumeau mais un chat mort et cela ne
se fait pas de lancer comme ça un chat mort sur le bureau du commissaire ! »
- « Brigadier vous êtes un sot ! Mon chat Lumeau a été assassiné ! »
Garofoli du calmer Duraton qui frôlait l’ apoplexie, puis apaiser la colère
de Philomène qui agitait un doigt vengeur. Quand un semblant de paix revint,
il pria la vieille dame de lui parler de son chat Lumeau.
L’ acariâtre rombiére se mit alors en devoir de narrer au flegmatique
commissaire la vie passionnante du chat Lumeau qui comme beaucoup de félin
sédentaire ne dédaignait pas de temps à autre, une petite virée à l’
extérieur via le soupirail de la cuisine. C’ était il y a trois mois.
Garofoli se retourna. Face à lui, sur la chaise inconfortable, un petit
homme sans age, maigrichon, avec trois poils follets au menton, le crâne
dégarni, le regardait en fronçant ses yeux de myope.
Duraton comme à son habitude, enfonça la porte du bureau et hurla :
-« Chef, il est arrivé »
Puis il s’effaça pour laisser entrer deux hommes en blouse blanche qui
posèrent délicatement sur la table un carton dont ils abaissèrent les quatre
côtés. Le tonnerre tonitrua et deux énormes éclairs zébrant le ciel vinrent
illuminer un crâne au front plat et fuyant, aux arcades sourcilières très
développées. La face était large, les orbites rectangulaires. L’os pariétal
droit était absent. Une seule dent garnissait la mâchoire Le petit homme
myope prit alors la parole :
-« Commissaire, je vous présente mon aïeul âgé d’environ 450 000 ans »
Il couvait le squelette d’un regard amoureux. On s’attendait presque a ce
qu’il s’inquiète de son appétit ou de sa température.
-« Il est baptisé Aurochs car il était fort et vigoureux. C’était un grand
chef ! Il vivait dans le sud de la France non loin de Tautavel, dans le
caune de l’Arago savez-vous ? »
Non ! Garofoli ne savait pas mais il était patient Garofoli. Surtout il
était prêt à tout entendre. Le silence incite parfois à la confidence. Après
un nouveau déchaînement de la bourrasque, l’héritier repris
-« Il est mort par une nuit d’orage comme celle-ci. Voyez-vous, la tribu de
mon ancêtre était de paisibles chasseurs-cueilleurs, affrontant une nature
rude, menant des combats perpétuels pour survivre. Toutefois, ils avaient un
avantage sur d’autres, ils connaissaient le feu. Une nuit d’orage, la foudre
avait embrasé le grand arbre qui cachait l’entrée de leur grotte et ils
avaient su le garder ce feu qui leur évitait de dévorer les poissons crus et
chauffait leurs pauvres corps endoloris. C’est alors qu’un groupe de nomade
venu du nord arriva. Des sanguinaires, des sauvages ! Monsieur le
commissaire ! »
Il se dressa d’un bond, le bras vengeur, les joue empourprées ! Duraton,
posant une main ferme sur son épaule le fit rassoire
-« Hum ! Oui.. Je…Excusez-moi ! Ces carnassiers ne connaissaient pas le feu.
Ils en furent jaloux ! Ils attaquèrent avec leur horde de chiens. Tonnerre
et éclairs pourfendaient le ciel noir ! Le vacarme de l’enfer masqua
l’arrivée des assassins ! A l’aube, ils emportèrent le feu, laissant sur le
sol rouge des corps a demi dévoré. Aurochs n’avait rien pu faire. Il était
mort percé de mille traies. Son corps, sans bras, sans jambes, la poitrine
ouverte était plantée sur le moignon calciné de l’arbre devant la grotte.
Une grande partie de ma famille fut décimée Les quelques survivants firent
du crâne d’Aurochs un objet de vénération, symbole de courage. »
Duraton se moucha bruyamment. Un coup de narine sonore dans un silence
pesant. Nullement gêné, il marmonna derrière son mouchoir :
-« C’est vrai tout ça ou vous venez de l’inventer là tout de suite, pour
faire l’intéressant ? »
Le petit homme accorda au gros brigadier chef le regard énigmatique de la
poule qui rencontre une fourchette. Duraton se pencha vers le commissaire.
Il chatouilla presque son oreille en parlant doucement :
-« Chef, on l’enferme tout de suite ou on attend encore un peu ? »
Garofoli, agacé, secoua la tête. Le petit homme avait les yeux humides. Son
regard brasillait-il à l’évocation de la fin tragique de cet illustre
grand-père ou parce que sa parole scientifique était mise en doute ?
Il se pencha sur le côté et remonta sur ses genoux un énorme porte-documents
élimé, en maroquin foncé. Ignorant Duraton, il reprit son récit :
-« Voyez-vous commissaire » dit-il, sortant de son gros cartable usé des
liasses épaisses, « Non seulement mon ascendance préhistorique connaissait
le feu, mais elle faisait aussi de l’élevage de mouflon. Ils avaient taillé
dans le silex des bifaces, pour racler les peaux des bêtes mortes. Ils ont
fait des parchemins. Ils ont peint des parchemins. »
Et il posa près du crâne millénaire plusieurs reliques presque aussi fines
et douces que du vélin, entièrement couvertes de peintures naïves. Garofoli
était médusé. Il avait sous les yeux des siècles d’histoire, perpétuant le
souvenir d’un homme sacrifié 450 000 ans avant J.C. Duraton, intarissable,
émit un long sifflement avant de conclure philosophiquement :
« Ah ben merde alors ! »
« Vous remarquerez commissaire, que par la suite un moine a repris
l’ensemble du récit et l’a retranscrit en latin. Le crâne s’est transmis de
génération en génération mais pendant des siècles la tribu des chiens l’a
disputé à ma famille. Tout s’arrête à la fin du moyen age, il n’y a plus de
trace du crâne, plus rien sur les parchemins. Il semblait avoir disparu,
perdu à jamais ! »
Silence, coup de tonnerre, pluie fracassant les carreaux, étincelles
hachurant le ciel, silence. Obscurément, Duraton se tait aussi.
« Il y a trois mois, j’ai vu au muséum d’histoire naturelle une information
selon laquelle le professeur Richard Lechien, allait faire une importante
conférence : « Tribu préhistorique, sédentarité et vie quotidienne » avec
présentation d’un crâne daté d’environ –500 000 ans avant J.C.. Je suis allé
voir ce professeur, j’ai vu le crâne et tous les vieux grimoires afférant à
son histoire depuis la fin du moyen age. « Un héritage de famille ! » Me
dit-il. Lechien, bien sur ! Je lui ai raconté mon histoire, montré mes
parchemins qui prouvaient mes droits. Je lui ai demandé solennellement de me
rendre mon aïeul ! Il a ri, il s’est moqué, il m’a humilié! »
Garofoli reposa les parchemins. Les aveux étaient proches, pourvu que
Duraton se tienne tranquille !
«C’est alors qu’un de ses étudiants l’a appelé. Je me suis retrouvé seul
dans le bureau, mon cartable à la main et l’offense au front. Le tonnerre a
éclaté, un éclair a illuminé la pièce, alors j’ai su ! J’ai sorti de ma
serviette ma poudre de belladone. A faible dose, elle soigne mon asthme.
Inhalé à forte dose, elle tue ! J’en ai saupoudré le crâne. C’est alors que
ce gros chat roux est entré »
« Le chat Lumeau !» Hurla un Duraton jovial, se dressant brusquement.
Garofoli lui lança un regard digne de l’ère glaciaire. La joie retomba. Il
se rassit. Le petit homme lui jeta un coup d’œil inquiet.
« Oui, donc, un chat venant d’un petit vasistas, a sauté sur la vitrine,
j’ai sursauté et le crâne a perdu une des deux dents de la mâchoire
inférieure. Elle a roulé sous la bibliothèque. Je l’ai ramassé mais Lechien
revenait. Il allait me surprendre, il allait voir la dent en moins il allait
m’accuser, me fouiller. J’entendais ses pas de plus en plus proche, le
tonnerre les éclairs. J’ai attrapé le chat et je lui ai fait avaler la dent
! »
Garofoli se souvenait très bien du jour où, ayant reçu le rapport d’autopsie
du chat Lumeau mort d’une overdose d’alcaloïde associé à la présence d’une
dent préhistorique, il avait demandé confirmation au vétérinaire en lui
demandant en priorité des nouvelles de sa santé.
« Le matou crachait comme un diable puis il a filé par où il était venu. En
entrant, Lechien riait toujours et puis, il a vu qu’il manquait une dent.
Alors il a hurlé il a pris le crâne à pleine main, il s’est penché tout près
il criait « Qu’avez-vous fait malheureux ignare, stupide individu, pauvre
fou… » Mais il a commencé à transpirer, il respirait mal, il étouffait.
Alors j’ai pris mon écharpe, j’ai enveloppé MON crâne et je suis parti. Je
suis revenu trois jours de suite, pour examiner les poubelles de toute la
rue. J’y cherchais un cadavre de chat roux. J’aurais tant voulu récupérer la
dent »
Garofoli prit son temps, regardant intensément son vis à vis, puis d’une
voix calme et douce, il annonça :
« Monsieur, Richard Lechien est mort dans de terribles souffrances. Il n’a
pas été très difficile de remonter jusqu’à vous bien que je ne vous cache
pas qu’au début de cette affaire j’étais fort perplexe. Je crains bien que
votre aïeul ne doive finir ses jours au musée qu’il n’aurait pas du quitter.
Bien !, Nous allons reprendre tout ça depuis le début. Vous vous appelez ? »
« Mouflon, Marcel Mouflon »