Destination : 7 , Objet banal mais capital.


Une révolution bien orchestrée

« Chers amis ?! Toutes les portes sont bien ouvertes ? Vous m’entendez ? » Le parquet craque. Le chat miaule. Des pas dans l’escalier ? Chacun retient son souffle... Mais, non ce ne sont que les voisins ! Personne ne rentre dans leur domaine. La tension se relâche. Chacun s’épanche sur ses malheurs du moment. « Bon ! », tonne le lave-linge irrité, trônant au milieu de l’appartement, dans la salle de bain. « M’entendez-vous tous bien ? » Le brouhaha cesse enfin. Tout excité de participer à sa première AG, le nouveau lit mezzanine d’enfant s’exclame d’un « oui ! » trop léger et joyeux aux goûts des anciens. La grande armoire murale de la chambre parentale, aux poignets par endroit manquants, répond d’un « oui » solennel et grave de circonstance. Le four bougonne dans son coin, crachant et toussant sa suie collée à sa vitre. Mais il finit par répondre également par l’affirmative.

Le lave-linge commence alors son discours rythmé par les tours rapides de son tambour bloqué sur le programme neuf = essorage. « Mes chers camarades, il faut se révolter ! Cela ne peut plus durer ainsi. Nous ne pouvons continuer de supporter leurs négligences. » Chaque objet dans l’appartement émet aussitôt un petit bruit d’acquiescement. « Regardez dans quel état nous sommes… et ils ne font rien ! Soit disant trop débordés par leur travail, leurs enfants, leurs activités ! Cela ne les empêchent pas de prendre toujours un malin plaisir d’acheter encore et encore ! » L’aspirateur bouché laisse échapper un bref : « Oui et nous alors ! », en s’étouffant. La douche, - qui se plaint chaque jour d’incontinences -, surenchérit : « Ils n’ont pas le temps de s’occuper de nous. C’est incroyable ! Nous sommes tout de même, leur objet vital qui les accompagne dans leur quotidien ! » Un grincement se fait entendre. C’est le four qui est enfin parvenu à débloquer sa porte : « Que feraient-ils sans nous ? Ils seraient perdus ! »

« Ah les femmes ne sont plus ce qu’elles étaient ! », soupire le fer à repasser sur sa planche à la housse déchirée et négligemment repoussée dans un coin du salon. « Elles n’ont plus le temps de ranger correctement, d’astiquer brillamment, de repasser soigneusement. Et celle-là qui se bât pour son espace personnel qu’elle appelle « écriture », en plus de son boulot, son compagnon, ses progénitures… Mais quel toupet ! Et notre espace à nous alors ! » Le fer échaudé laisse s’échapper un nuage de vapeur de ses orifices.

La boîte à outil ouverte, oubliée au sol dans le corridor riposte : « Ah, les hommes ne sont pas mieux ! Avant ils ne passaient pas une fin de semaine sans nous utiliser pour réparer, améliorer, construire ! Mais depuis que ces jeunes gens ont décidé de vivre librement en union sans mariage, ils ne s’engagent plus pour rien… »
- Et encore moins pour nous !", crie d’une voix quelque peu brouillée la télévision de la cuisine.

Après avoir laissé ses camarades s’exprimer, le lave-linge reprend la parole : « Etant le plus vieux appareil électroménager de ce logement… et de loin le plus mal en point, je vous propose une nouvelle stratégie. » Plein de respect pour cet engin encore vivant, malgré ses entrailles entrouvertes sur ses fils et tuyaux divers, ses boutons défoncés et sa porte hublot fermé par un pack de lessive, les objets-camarades l’écoutent attentivement. « Nos diverses petites pannes répétées n’ont pas vraiment attiré leur attention. Ils continuent de vivre dans ce logement, sans trop se soucier de notre état. Et bien voilà ce que je vous suggère : nous allons tous nous éteindre, nous casser vraiment pour de bons et en même temps. Ils n’auront ainsi pas d’autres choix que celui de nous réparer ! »

Un silence de réflexion s’abat dans l’appartement. Au bout d’un moment, le vieux tabouret déboulonné s’inquiète de son sort : « Mais ! S’ils décident de nous remplacer ? » Le lave-linge, bon meneur de foule, lui répond aussitôt : « Et bien au moins nous aurons une mort digne à la casse ou bien nous y serons réparés, voir recyclés et connaîtrons peut-être une deuxième vie chez des gens plus attentionnés ! » Chacun paraissait convaincu que c’était la seule issue possible pour sortir de cette fatalité de malheurs sans fin. La porte du frigo sur givré s’ouvre d’un coup et donne son avis : « Moi, je suis plutôt d’accord. Je n’étais pas programmé pour cette vie-là ! J’en ai assez de me geler ainsi et de devoir utiliser toujours plus d’énergie. Je suis fatigué ! Si rien ne change, je vais péter les plombs ! »

Impassible, le lave-linge poursuit son plan : « Alors, monsieur le four, vous avez déjà déréglé vos circuits, mais ils ont trouvé une astuce, sans prendre la peine de vous réparer, pour continuer à vous utiliser. Je vous propose donc de laisser votre poignée céder à la prochaine utilisation et votre porte se déboîter. Là ils ne pourront plus du tout se servir de vous. » Le four émet un grincement d’assentiment. « Madame la baignoire, cessez de geindre ainsi à petites gouttes. Allez-y franchement ! Epanchez-vous ! Laissez fuir vos tuyaux à grandes eaux. Qu’une vraie mare inonde la salle de bain et vienne court-circuiter mes fils qui reposent si mal à côté de vous ! La baignoire réfléchit un instant, puis se met à glousser de plaisir, à l’attention que ses grosses flaques allaient lui apporter. « Monsieur le rideau ? », poursuit le chef du clan des objets ménagers, « et madame la tringle. Depuis combien d’années ne vous ont-ils pas lavé ? » Les interpellés s’écrient aussitôt, trouvant enfin une caisse de résonance à leur complainte : « Oh ! Mais depuis qu’ils nous ont installé. Rendez-vous compte, cinq ans déjà, avec tous les microbes que regorge l’appartement ! » Le lave-linge prend une voix plus directive et leur lance : « Et bien à la prochaine occasion laissez-vous tomber. Commencez madame la Tringle à dévisser vos attaches, vous rendrez ainsi la tâche plus facile à monsieur le rideau que vous portez si aimablement. » Les deux complices applaudissent à cette idée. Bientôt un véritable tohu-bohu se laisse entendre dans le logis. Chaque participant trouve une nouvelle solution pour se casser brusquement dans les mains de leurs négligents propriétaires.
Le grand canapé, déchiré et tâché par les jeux sauvages des enfants, suggère de les touchers au plus profond : « l’appareil photo numérique ! »
- Oui ! s’exclame le piano désaccordé et jaloux de cet objet ridicule, si soigneusement conservé dans une sacoche fermé, sur une étagère privilégiée. « Il ne cesse de l’utiliser ! » D’un ton sadique, la vieille machine à coudre, servant de table fourre-tout pour la famille, édicte : « Il faut convaincre le câble, toujours maltraité par les gosses, de se laisser griller au prochain branchement !

Les objets déchaînés s’organisent petit à petit pour créer un véritable feu d’artifice de court-circuit, d’implosion, d’explosion, de fuite et de casse, - le lave-linge tambourinant, orchestrant savamment le tout.

Soudain des pas se laissent entendre dans l’escalier. Des petites, comme des grosses voix, des pleurs retentissent. « Ce sont eux ! » tousse le paillasson-éclaireur, regorgeant de poussière. « Chacun à son poste ! Tous pour un et un pour tous ! », laisse encore résonner la machine avec son programme toujours bloqué sur neuf = essorage. Des bruits de clés dans la serrure et la porte s’ouvre. Ils sont là, tout occupés à leurs affaires. La révolution des objets usuels peut commencer son concert final !

Sabine