Destination : 90 , Auberge espagnole
Fille de X/ Mary et Norma
5 août 1962,
Chère Lily,
Ceci est l’ultime lettre que tu recevras de ma part, en tant que Mary telle que tu la connais. En effet, comme prévu, dans quelques heures j’aurai quitté ce « trou perdu » et, avec lui, la petite fille que j’étais. La liberté de choisir ma vie m’est enfin offerte. Tu sais mieux que quiconque, combien j’ai attendu ce moment de prendre mon envol, l’âge de ma majorité!
Je ne te cache pas les tourments qui m’assaillent, ni les remords que j’éprouve à quitter, de cette manière, cette famille qui m’a élevée, avec tant d’amour. Outre les conflits moraux liés à cette « fugue », je rencontre aussi quelques tracas financiers. Je n’ai pu, en effet réunir totalement la somme que j’avais fixé pour mon départ. Mais, ce sont de petits tracas dont je m’accommoderai; l’auto-stop est une pratique en vogue, paraît-il en Californie.
Ne sois pas déçue, ni amère si les prochaines nouvelles que tu auras de moi te parviennent par l’entremise du « Hollywood stars’ news ». Je suis ironique, bien sûr, car tu es bien la seule à comprendre mon ambition et mes projets, et je te promets solennellement que je ne serai pas ingrate envers ceux qui m’ont aimée. Je compte très vite me présenter aux plus grands studios et y décrocher mes premiers rôles. J’achèterai une maison blanche sur Ocean Drive, flanquée d’une immense piscine, et tu y seras la première invitée.
Demain, le visage offert à l’air de l’océan, j’aurai oublié tout ce qui me retenait prisonnière et ma vie de femme commencera.
Un jour, qui sait, dans une salle obscure de quelque bourgade, une femme hantée par de mauvais souvenirs, découvrira sur l’écran la nouvelle tête d’affiche des studios Warner, et y décèlera le visage de sa fille. J’espère, si cela devait arriver, qu’elle n’hésitera pas à se faire connaître; je souhaite voir dans ses yeux la surprise et la fierté.
Je dois te laisser, maintenant, car l’aube s’annonce et je dois être partie avant que la maison ne s’éveille.
Tâche de tenir parole, au moins jusqu’à mon premier rôle. Je ne te décevrai pas, ma Lily et je t’emmène au plus profond de mon cœur.
Mary
Il ne fait pas encore jour lorsque Miss B. se lève, animée d’un mauvais pressentiment. A-t-elle fait un cauchemar? A-t-elle perçu un bruit suspect de la chambre voisine?
Elle enfile, encore ensommeillée, sa robe de chambre, ses mules, et ouvre les rideaux sur une nuit encore très sombre. Les lampadaires d’Ocean Drive se reflétant en pointillés forment une immense guirlande lumineuse agitée par les remous des vagues. Elle coince rapidement ses cheveux dans un chignon serré.. Elle trouve le silence inhabituel et inquiétant. Il est vrai que la maison , n’ayant pas désemplie depuis le début de l’été, est aujourd’hui exceptionnellement calme.
Elle avait apprécié, hier soir, ce tête-à-tête avec Norma. Ce fut l’occasion d’évoquer la date anniversaire de la naissance de sa fille et les larmes furent au rendez-vous. Miss B. était très touchée d’être la seule personne à qui Norma pouvait se confier.
Une jeune fille, quelque part, doit penser que sa maman l’a abandonné, il y a vingt-et-un ans. Seule, Miss B. sait que ce n’est pas le cas et qu’il n’est pas passé un seul jour sans que Norma ne pense à elle.
Le malaise du réveil ne se dissipant pas, elle sort de la chambre à pas menus, aperçoit un rai de lumière filtrant imperceptiblement sous la porte de Norma…et tape du bout des ongles sur le bois. N’obtenant pas de réponse elle se dirige vers la cuisine, mais son instinct ou sa conscience lui fait faire demi-tour. Elle affermit le son de ses doigts contre la porte…et tourne la poignée.
Norma est en travers du lit, sur le ventre, dans ses draps blancs froissés. La fenêtre est grande ouverte, l’air de l’océan s’y coule en chaudes bouffées. Au pied du lit gisent un verre renversé, une boîte de barbituriques et un petit mouchoir de papier rose, légèrement agité par le vent.
Marilyn est morte cette nuit. Miss B. a toujours su garder les secrets.