Destination : 90 , Auberge espagnole


Cro-Magnon et Gros-mignon

Cro-Magnon et Gros-mignon (nationalité frontière)


Les joyeux colons passent sur la route au pied de la falaise en chantant, je devrais dire en s'époumonant. " L'homme de Cro, l'homme de Ma, l'homme de Gnon, l'homme de Cro-Magnon, pon-pon, l'homme de Cro de Magnon ce n'est pas du bidon...."

Là-haut, défiant le vide, un grand gaillard écoute, les yeux rivés sur un ailleurs, loin devant lui, au-delà de la rivière qui coule à peine en cette fin de mois d'août. Il fixe ce que nous ne pouvons voir, un autre pays, une autre Histoire, à des années lumières. Il se souvient.

Les grandes plaines où le regard se perd, les forêts impénétrables qui s'embrasent au moindre coup de foudre, les bêtes qui viennent la nuit flairer une pitance autour du campement. La panthère, l'ours qu'on effraie avec des feux. Les parties de chasse et de pêche, les cueillettes, n'étaient pas des parties de plaisir. Les rivières, les lacs, les fourrés, la campagne tout entière était notre supermarché. A pied nous y allions, armés de javelots en pierre, de harpons en bois, de haches en silex. Il fallait ça pour survivre, résister aux froids cuisants de l'hiver, aux brûlures de l'été. Manger pour vivre, vivre pour manger et faire manger la famille. Toujours à courir après le gibier, d'abri en abri. Vous, vous courez après des futilités. Le bonheur, vous appelez ça. Pour cela vous avez inventé le travail et vous détestez ça.

Ici, derrière moi, c'est ma maison. J'y suis depuis 25 000 ans, mais mes ancêtres sont arrivés, il y a 35 000 ans. Le quaternaire, vous avez appris ça à l'école ! C'est nous qui avons inventé cette nouvelle période. Nous sommes la charnière, la frontière entre deux ères. Mes dessins sont encore visibles sur les parois de la grotte. Regardez ma main, c'est celle de mes trois ans. Elle était déjà grosse et annonçait ces énormes paluches que j'aimerais vous tendre.

Ah les enfants ! Ils n'étaient pas une charge en ce temps-là. Le clan était une grande famille, nous n'avions que faire du mariage. Quelle folie ! Union, désunion ! A peine nés et déjà cueilleurs, chasseurs, pêcheurs. Voilà comment on fabrique des costauds. Ce n'est pas comme ces bambins qui passent en chantant, des créatures fragiles qu'on envoie à la campagne pour se refaire une santé, pour guérir leurs allergies, calmer leurs ardeurs de sauvageons. Moi je connais la façon de s'y prendre, hélas tous que vous êtes, chers petits cousins, vous ne voudriez rien entendre. Nous, l'été, nous partions à Trémolat. Notre résidence secondaire dans les falaises qui dominent la Dordogne. Nous étions au frais et le plateau était recouvert d'une belle forêt verdoyante et riche. Quels repas nous y faisions ! Maintenant je ne quitte plus mon escarpement des Eyzies, je reste planté là jour et nuit, sept jours sur sept, douze mois par an, en rêvant aux temps anciens, époque révolue. Qui aurait dit que l'homme deux fois sage troquerait jour après jour un peu de sa sagesse contre un peu de folie. Imaginez un sablier - vous connaissez ça vous - il est plein de sagesse qui peu à peu s'échappe par une fissure invisible. Fuite effrénée vers la modernité, l'aisance, le confort, la facilité, les plaisirs. Comme la nature a horreur du vide -ce n'est pas pour rien qu'on dit "qui va à la chasse perd sa place"-, un élément s'en va un autre le remplace. A la sagesse, succède la folie. Une nouvelle époque se dessine, le déclin de l'homo sapiens est bien entamé. Quel engin de malheur a propulsé l'homme de Cro-Magnon dans la folie galopante ?

De mon promontoire, je ne regarde pas toujours couler la Vézère, ni au loin la piégeuse Dordogne. Je vous regarde vous débattre dans vos délires, vos névroses, dans votre course vers le bonheur.



Il en était là de ses théories quand arriva Monsieur de la Tour d'Ivoire, petit-fils du notaire du coin, qui a acheté son titre de noblesse en même temps que son château. Manières fort distinguées, allure soignée, élégance d'un autre âge, langage châtié.

Cher Monsieur de Cro-Magnon, je vous observe respectueusement depuis un certain temps. J'ai attendu le départ des touristes pour venir vers vous, comme chaque année à l'époque des premières pluies. Le Périgord est si admirable sous le ciel tourmenté. Les châtaignes fendent leur bogue, les noix parachèvent leur maturité, les feuilles du tabac sèchent dans les séchoirs, les champignons pointeront aux premiers rayons, le parc du manoir se teinte des couleurs chaudes de l'automne. J'ai laissé mon engin pétaradant aux portes du village. Je sais que vous l'exécrez, mais aurions-nous pu nous rencontrer sans ces moyens de locomotion rapides ? Et ma gondole est restée à Venise, elle promène ma femme et son amant du ponte Rialto, au pont des Soupirs, de la piazza San Marco à San Giorgio Maggiore. Bien sûr, vous ne connaissez pas cette ville idyllique et vous ne perdez rien. L'air y est parfois si nauséabond!
Je viens vers vous en silence, en solitaire pour ne rien troubler de votre retraite et me plonger dans vos pensées. Car je sais que vous méditez, que vous nous observez et avez une piètre opinion de nous. Me trompé-je si je parle de pitié ?

Je suis resté jusqu'au soir dans la quiétude du lieu. Vous ririez de moi si je vous racontais… Si …. Vous me traiteriez de fou.

A la nuit tombée, j'ai pris congé de l'homme de Cro-Magnon. Sa silhouette mastoc se fondait dans la brume, pourtant j'ai bien vu son regard qui me suivait dans la clarté de la lune.

Avant le virage, je me suis retourné une dernière fois et j'ai crié : "Au revoir mon cher aïeul, j'espère revenir l'an prochain, plus sage que jamais."

Mireille le 18 juillet 2007

mireille