Destination : 11 , Poupées russes
Chagrin d'enfance
Ma grand-mère ne m'aimait pas.
Elle n'a jamais su me dire les mots qu'on dit aux enfants, je n'ai
jamais pu l'approcher.
Sa chambre m'était un lieu interdit, je ne me souviens pas y avoir
pénétré sauf peut-être une ou deux fois, quand, mon frère taquin, me
poussait contre sa porte, pour m'effrayer ou pour qu'elle me punisse.
Jouxtant notre chambre, toujours ouverte, sa chambre nous était trés
souvent fermée.
Chez elle, c'était différent de chez nous, l'atmosphère y était
étouffante, l'espace encombré par la grande armoire à glace, le grand
lit, le coffre immense qui tenait la moitié du mur. Des rideaux
vert-olive, toujours tirés, plongeaient la chambre dans la pénombre le
jour, la nuit.
Autoritaire depuis ce jour où, son mari décéda lui laissant mon
père âgé d'à peine un an et où elle dut faire face à la vie toute
seule, son autorité ne cessa de s'étendre à tout son entourage.
L'argent manquait à la maison, elle dût travailler dûr dans les
champs.
Plus tard, à l'école mon père travailla aussi dûr pour réussir, il
voulait reposer celle qui lui fut à la fois le père et la mère.
Le jour où il se fit une situation, il manifesta son envie de se
marier, il fut si rapide dans son choix, qu'elle se trouva devant le
fait accompli: la jeune mariée venait de la ville, non habituée aux
travaux de la ferme, elle ne lui serait d'aucune aide.
Bourgeoise et snob disait-elle de sa bru qu'elle prit en aversion dès
les premiers jours.
Quand mon père rentrait le soir, il ne savait qui aller saluer en
premier, sa jeune femme cloîtrée dans sa chambre et qui lui a manqué ou
sa mère qui l'attendait pour lui raconter la nonchalance de celle
qu'il venait d'épouser.
Jour après jour, l'atmosphère s'envenima, mon père changea, il devint
irritable, s'énervant pour un rien , sa colère ne se retournait que
contre ma mère .
Quand mon frère naquit, ma mère vit la joie et la fierté dans les yeux
de sa belle-mère, elle crut un instant que leur relation allait
changer mais il n'en fut rien.
Le garçon fut dorloté, gâté, vénéré puis transféré à ma venue dans la
chambre de l'aïeule.
Autant ma mère était heureuse de ma naissance , autant elle était
accablée de la main-mise de sa belle-mère sur son fils.
Petit à petit, l'autorité de ma grand-mère et son aversion pour ma
mère s'étendirent à moi, je n'étais pas sa petite fille, j'étais la
fille de ma mère, la nuit, j'en pleurais de dépit.
Mon frère lui, jouissait de tous les droits.
Je ne me l'avouais pas mais j'étais jalouse de la place qu'il occupait
dans le coeur de ma grand-mère, qu'il occupait dans sa chambre et même
auprès d'elle à table, jalouse de cette tendresse qu'elle lui
prodiguait à tout moment.
Je regardais faire avec un pincement de coeur, déjà, ma mère n'était
plus disponible pour moi, mon frère cadet accaparait toute son
attention et, à mon tour, j'ai été délogée de la chambre des parents:
j'étais partie pour un long voyage, la chambre d'enfant était la
dernière, au fond du couloir.
Mon lit, le premier posé contre le mur fut suivi d'un deuxième puis
d'un troisième au fil des ans.
Un jour, le petit lit bleu de la chambre des parents fit son apparition
dans notre chambre, ce jour-là, ma mère, un biberon à la main, ma
petite soeur dans l'autre, m'a dit " je te la confie pour la nuit,
prends-en soin ", elle voulait dire pour toutes les nuits mais elle
n'eut pas à le préciser, j'avais très bien compris.