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Destination : 348 , Je mange donc je suis

Salade Grecque

Assis à la table de ce petit restaurant grec, non loin du port de Marseille, je regardais la carte avec étonnement. J’étais entré là sur un coup de tête, peut-être ma première action impulsive depuis plus de soixante-dix ans. Il avait suffi d’entendre ces jeunes dans la rue, se remémorant leurs dernières vacances, et surtout ce nom oublié surgi du passé : Saktoúria. Ces quelques syllabes avaient fait remonter des souvenirs que je croyais perdus. Des odeurs, des images, des saveurs, des sons, des sensations, venus du passé… un autre lieu, un autre temps, une autre vie…



Le serveur planté devant moi se racla discrètement la gorge, pour me faire comprendre qu’il n’allait pas attendre indéfiniment que je me décide. Il est vrai que, malgré l’heure tardive, la salle était bondée et bruissait des conversations, voix vives ou murmures discrets. J’avais pensé, espéré même, que l’évocation de cette cuisine me toucherait mais j’étais déçu : la liste de plats présentés dans le menu me laissait de marbre, je n’y reconnaissais rien de ce que j’avais connu. Par défaut, j’optais pour quelque chose de simple et frais : une salade. Grecque.



Une dizaine de minutes plus tard, l’assiette était posée devant moi. Je restais immobile, les mains posées sur la table, les yeux plongés dans l’assiette mais mon regard portait plus loin, beaucoup plus loin, à quelques 2500 kilomètres au sud, au cœur de la Méditerranée.



Dans la blancheur laiteuse et grumeleuse de la Feta posée au-dessus, je revoyais les murs de torchis du village de mon enfance. J’entendais les stridulations des cigales, nos cris des gamins dévalant les rues, les voix de nos mères et les chants de nos pères. Je sentais l’arôme pénétrant du fromage rappelant l’odeur animale des brebis et des chèvres qui caracolaient dans les montagnes. J’imaginais dans ma bouche le moelleux fondant et la saveur légèrement acide, comme peut l’être l’insouciance de l’enfance, emplie de confiance et d’espoir dans l’avenir.



En-dessous, les lamelles d’oignons rouges, translucides aux reflets violines me renvoyaient aux rubans colorés que nous agitions les jours de fêtes et de marché, quand la place du village résonnait de musique et du brouhaha des conversations en un joyeux tapage. Le goût sucré de l’oignon me renvoyait aux pâtisseries préparées pour l’occasion et que nous dévorions comme des ogres affamés. C’était une joie piquante, brulante comme le soleil d’été qui tannait nos peaux et ridait les sourires des adultes, rendus plus intenses par le bouquet capiteux du vin.



Le croquant des concombres évoquait pour moi le craquement, le moment où ma vie avait basculée. Cette guerre, venue d’ailleurs qui avait ravagé notre île au cours d’une bataille sanglante que nous avions perdue. Les visages des adultes, vert et malades, m’avaient fait peur, tout comme le fracas des armes dans les montagnes. Les femmes s’étaient tues, les hommes s’étaient rassemblés dans le maquis pour résister et chasser l’envahisseur.



La tomate, sa chair savoureuse et sa couleur vive étaient celles du sang et des corps mutilés. Ceux des hommes Saktouria, exécutés le 4 mai 1944. Auparavant, le village avait été rasé par les troupes de soldats. J’ai été épargné : je n’avais pas encore quinze ans. Mais il me reste pour toujours les bruits des balles, des bottes et des ordres secs aboyés dans une langue inconnue. C’étaient les tomates de l’injustice, de la colère et de la rage impuissante, poings serrés et lèvres serrées.

Quelques olives noires, tristes et esseulées, se perdaient dans cette assiette foisonnante, tout comme je l’avais été, en arrivant à Marseille. Leur couleur était la même que la robe de ma mère, quand elle m’avait mis dans le bateau de mon oncle pour fuir ce pays où il ne restait plus rien, pour m’offrir la possibilité d’un avenir meilleur. D’un avenir tout court ? Leur saveur douce et salée était celle de mes larmes et de la tristesse qui ne m’avait jamais vraiment quittée depuis ce jour-là.



J’avais travaillé sur les quais pendant quelques temps, aidés par un ami de mon oncle. Petit à petit, je me suis installé ici : j’ai appris la langue, j’ai appris un métier, j’ai appris à me débrouiller. Je n’ai jamais revu ma mère, elle est morte avant que je puisse réunir l’argent nécessaire pour qu’elle me rejoigne. Je ne suis jamais retourné là-bas non plus, laissant à une lointaine cousine le soin d’entretenir la tombe de mes parents. Je prie souvent pour eux, à l’église orthodoxe de La Mère de Dieu. Soixante-douze ans ont passé sans que jamais, je ne replonge dans ces souvenirs. Jusqu’à ce soir.



Je déplie ma serviette lentement, la pose sur mes genoux. J’attrape mes couverts et cueille un échantillon coloré du bout de ma fourchette, avant de le porter à ma bouche. Je ferme les yeux et mâche le plus lentement possible, presque religieusement.



Comme je m’en doutais, cette salade n’a aucun goût.

myriam