Destination : 16 , Verlaine en filigrane


Délivrance nocturne

Les sanglots qui parviennent du fond du long couloir fendraient l'âme de tout individu sensible mais pas celle des deux gardiennes qui l'arpentent. Quand on passe du « violon » à la « taule », pensent-elles, y a pas à avoir de pitié, c'est pour une bonne raison ! Et puis, il y a tant de larmes versées entre ces murs ! Elles ne sont pas inhumaines, elles travaillent au service de la justice.



« L'automne est là», se dit l'une. « Je vais descendre les vêtements chauds du haut de l'armoire, j'ai grossi, je vais voir s'ils me vont toujours ». L'autre ressasse dans sa tête les réflexions haineuses que lui a décochées son mari avant de partir au travail. « Je ne sais pas ce qui me blesse le plus, son ton cinglant ou sa mauvaise foi, mais là, il a dépassé les bornes. Mon petit vieux, il va falloir que tu t'expliques». Au cour de la centrale de Fleury, elles progressent d'une cellule à l'autre, enregistrant les images et les sons comme des machines.



Pas de compassion pour la langueur de la jeune Lisveta, qui s'étiole, tous les jours un peu plus, loin de son pays natal, de ceux qui parlent sa langue, de ceux qu'elle aime. Elle n'est pas âme à supporter cette existence monotone : sa vie au pays était faite de dur labeur mais aussi d'espace, de chants et de danse. Tout la faisait rire. Ici, personne ne connaît la Lisveta d'alors. Aujourd'hui, suffoquant dans ses larmes, elle s'abandonne à son désespoir.



Une des matonnes, Angeline, accomplissant son devoir professionnel, entre dans la cellule et voit le visage blême de la jeune fille, mais rien qui lui paraisse anormal. Elle lui annonce une bonne nouvelle : le lendemain, une compagne partagera sa vie carcérale. De retour au bureau, quand retentit la sonnerie du téléphone, elle répond. A peine a-t-elle raccroché qu'il sonne de nouveau. 13 heures, l'heure de la relève arrive. « Faut que je me dépêche ! » Elle se souvient qu'elle a donné rendez-vous à des collègues masculins au mess, repasse les lourdes portes, une à une, et respire au grand jour l'air vif mouillé de bruine. Angeline est une célibataire éprise de sa liberté qui se plaît en compagnie des hommes, des anciens. Elle est friande d'anecdotes sur les grands bandits qu'ils ont côtoyés et qui lui donnent le frisson. Eux l'aiment pour l'envie et l'admiration qu'ils lisent dans ses yeux. « Et Mesrine, tu l'as connu ? . - Je veux, c'était un gars bien.». Là-bas, Lisveta pleure, pleure. « Et tu étais là quand ils se sont fait la malle ? - Je peux te dire, on était terrorisé. M'en parle pas, quelle affaire ! Je vais te raconter.»



Au moment où Angeline, émoustillée, s'esclaffe à table, Jeanne, attendant la voiture de son mari, cheveux dans le vent, parcoure le terrain au large de la prison, l'air mauvais, prête à mordre. « Quelle est la mouche qui l'a piqué ? Attention, gardons la tête froide, si je veux avoir le dessus, il ne faut pas que je m'emporte.» Elle va deçà delà sans avoir conscience de sa rage et pourtant toute habitée par elle, pareille aux prisonnières agitées qui font les cent pas dans la cour. Elle ne prête guère d'attention à la pluie tombant en gouttelettes serrées sur ses lunettes et sur les feuilles chassées des arbres par le premier grand souffle automnal.

Le temps s'est asséché, la météo promet une journée ensoleillée lorsqu'Angeline et Jeanne quittent leurs logements de banlieue pour regagner l'établissement pénitentiaire le lendemain. Soulagées de ne plus entendre la plainte lancinante de Lisveta, elles vont s'assurer que tout est en ordre. Angeline ouvre la porte blindée et découvre la jeune fille gisant dans son sang, enfin libre, mais morte. La nuit a encore tué.



Danièle