Destination : 164 , Toi le sètois
Sur la plage de Sète
Dans le train pour Sète, assis en face de moi, l'enfant dévisage mon voisin de banquette. Il se tourne vers sa mère et lui demande sans retenue, comme le font les enfants de cet âge :
― Maman, pourquoi elle est comme ça la valise du monsieur?
― Ce n'est pas une valise, mon chéri, c'est un étui à guitare.
Le garçonnet réfléchit, puis s'avance vers l'objet de tous les mystères.
― Tu as une guitare dedans?
― Oui, tu veux la voir?
― Oh oui! Et tu peux faire de la musique avec?
L'homme sort l'instrument de son étui, l'accorde quelques secondes et se met a jouer un petit air léger. L'enfant écarquille les yeux, la bouche entrouverte, comme pour se laisser envahir par les sons mélodieux. A la fin du morceau, il bat des mains et crie :
― Encore, encore!
Les voyageurs alentour sourient, attendris par le petit émerveillé.
― Je vais te jouer "La cane de Jeanne" de Georges Brassens qui est un grand monsieur aujourd'hui disparu. L'enfant, trop jeune pour s'émouvoir de la mort de la cane et du grand monsieur, applaudit et rit chaque fois que le chanteur prononce le mot "œuf". Les adultes, charmés comme lui par la voix grave du troubadour, en redemandent aussi, trop contents d'avoir un si divertissant compagnon de voyage. C'est alors que le vieil homme assis au bout de la banquette, silencieux jusqu'à maintenant, lui demande timidement :
― Connaissez-vous " Supplique pour être enterré sur la plage de Sète" ?
― Oui, je peux vous la jouer si vous voulez.
L'homme plaque les premiers accords de guitare et, aussitôt, l'auditoire est parcouru par un frisson d'émotion. La musique de cette œuvre incroyable entre dans nos corps et nos têtes et suspend le temps. A la fin de la chanson, nous sommes tous hébétés, comme revenus malgré nous d' un long voyage.
Mais le train entre en gare de Sète et chacun s'affaire à son bagage. Nous nous disons au revoir et, lorsque les portières s'ouvrent, nous nous arrachons à regret de ce cercle magique, né par la grâce d'un enfant. Chacun prenant sa propre direction, nous nous perdons dans la foule et les bruits de train, mais dans nos têtes reste la mélodie et les mots du poète.
Je traverse la ville, dans les rues que j'ai quittées il y a vingt ans et que je ne reconnais plus. Mais, au lieu d'aller, comme prévu, rendre visite à mes cousins, sans réfléchir, je prends le chemin de la corniche.
L'encre bleue du golfe du Lion n'a pas changé. J'ôte mes chaussures pour sentir le sable si fin sous mes pieds. La plage est déserte en ce mois de novembre, et prend des allures d'île au trésor. Mon regard se perd sur les flots jusqu'à l'horizon où je me surprends à chercher des dauphins et à rêver de la petite sirène.
Un vent fripon soulève ma jupe et les paroles de la chanson entendue dans le train me trottent dans la tête :
― C'est une plage où même à ses moments furieux
Neptune ne se prend jamais trop au sérieux ―
― Tantôt venant d'Espagne et tantôt d'Italie,
tout chargés de parfums, de musiques jolies,
le Mistral et la Tramontane
sur mon dernier sommeil verseront les échos,
de villanelle un jour, un jour de fandango,
de tarentelle, de sardane ―
Sur la grève, mes pas s'enfoncent dans le sable mouillé, parsemé de coquillages. J'imagine des navires en perdition, des naufragés échoués.
Au loin, j'aperçois un château de sable abandonné que les vagues ont commencé à éroder. Tout à côté, est planté un minuscule parasol que le vent a déshabillé de sa toile. Seule, l'armature est restée. Comme un vaillant petit soldat, il fait face aux intempéries et me fait penser au pin parasol que l'artiste voulait près de sa tombe pour y reposer entre ciel et eau.
Alors, m'approchant du fragile édifice, dans le sable humide, j'écris du bout du doigt un message pour lui. Je sais que le ressac se chargera de l'effacer avant que quelqu'un ne le lise :
― Pour l'éternel estivant qui fait du pédalo sur la plage en rêvant ―