Destination : 18 , Détournements majeurs.


Le chateau d'Amour

Il y en aura toujours pour dire que j’ai eu de la chance, beaucoup de

chance même. Ouais…Certain que faire fortune en province au moment où

ce vieux pendard de Richelieu avait monté un plan pas possible de

destruction de tous les châteaux pas conformes à son idée de la

puissance royale, ça peut paraître insolite. Mais notez que je vivais

dans une région reculée du pays des Arvernes, et que les routes par

chez nous sont plus que scabreuses.



Enfin, j’abrège : oui, mon château était superbe, isolé mais pourvu de

tout ce qu’un esprit d’avant-garde (le mien) pouvait inventer pour le

rendre attrayant. Je n’avais pas lésiné sur le chauffage, les serfs

étaient là (oui, il en restait !) pour convoyer des troncs d’arbres

dans les cheminées. Les dalles comme les murs étaient recouverts de

tapis orientaux, piqués par un mien ancêtre un jour de virée du côté

d’Antioche en 1185, n’oublions pas des meubles soignés, astiqués,

emplis de vaisselles de vermeil, des cuisines qui méritaient le détour,

chez moi on ne lésinait pas sur les épices et sucreries, enfin un petit

paradis loin des bruits de la ville.



Oui, un petit paradis…Sauf qu’à la fin, les affaires ne m’intéressaient

plus. L’argent rentrait à flots, la valetaille se tenait bien, alors,

quoi ? Il me restait la chasse, quelques procès où je devais ordonner

de brûler un sorcier qui avait dépassé les bornes, enfin, une sorte de

mélancolie m’avait envahi. J’étais, je suis encore assez bel homme,

noir de poil mais l’œil bleu, et le Seigneur l’a dit : « La femme est

faite pour l’homme, et l’homme pour la femme ».



A force de réfléchir, je compris, le moment était venu d’obéir à la

loi divine. La décision fut vite prise, mais son exécution plusieurs

mois durant lesquels je parcourus France et Navarre en grand équipage

afin de rencontrer celle qui deviendrait reine en mon foyer.

Quoi ? Qu’est-ce que vous grommelez ? J’étais déjà marié ?

N’importe quoi ! Ah ! je vois, vous faites allusion à…voyons, Berthe ?

Oui ? Et puis Iseult ? Anne ? Marie ? Ludovika… ? Oui, une Saxonne, en

effet…Et aussi Hermengarde ? Flamande celle-là, un très mauvais

souvenir. Oui, évidemment, j’avais déjà été marié. Je vous l’accorde.

Mais j’étais veuf et tout orphelin dans mon grand château.

Donc je suis parti à la recherche d’une fiancée.



Je finis par rencontrer au fond de la Dombe, la fille d’un hobereau,

une jolie petite blonde au museau futé qui piqua mes sens. Elle était

la huitième d’une famille de seize enfants, son père fut ravi de s’en

débarrasser, et elle, enchantée de quitter famille et masure.

Les débuts de notre union s’annonçaient bien. Je lui avais remis les

clés du château, elle était la maîtresse des lieux et semblait en être

heureuse.

Mais on dirait que les femmes ne peuvent jamais se contenter de ce

qu’on leur offre. A dix-huit ans, Céleste ne songeait qu’à obtenir

l’impossible. J’avais déjà, à sa demande, transféré tous mes biens sur

sa personne et devant notaire, mes correspondants de par le monde

entier, se décarcassaient pour trouver et envoyer des présents de plus

en plus recherchés et originaux, rien, je ne lésinais devant rien, et

pourtant, je peux vous dire que, quand il s’agît d’acclimater un

guépard et sa famille dans les bois, j’eus de sérieux problèmes avec

les manants qui ne trouvaient plus leur compte d’enfants. Ces bêtes que

Céleste désirait promener en laisse, ne montraient aucun esprit de

coopération. Et chaque jour, une nouvelle lubie !



Je finis par penser que les voyages d’affaires avaient du bon, et peu à

peu je repris la route en laissant mon épouse se débrouiller à son

idée. Qu’elle aille faire comprendre à son guépard qu’on ne mange pas

un marmot par jour, qu’elle passe des journées devant un miroir à se

couvrir de pierreries, ou à se gaver de pâtes de fruits…moi, j’en avais

assez, je pensais bien trouver sur les routes quelque autre frimousse

qui me distrairait de ses caprices. Je lui laissai le château en bon

ordre, toute licence d’inviter sa famille, et à moi la liberté.



Mais les affaires sont les affaires, et comme tout, elles ont une fin.

Après une année de vadrouille, je me pris à regretter mon chez-moi, et

je revins dans mes montagnes, chargé de cadeaux pour ma chère et

tendre, et ma foi, tout content de chausser mes pantoufles.

Il fut bien question de ça !



A peine avais-je enfilé l’allée principale que ma monture s’affaissa

sur moi, touchée à mort par un carreau d’arbalète. Mon écuyer me

ramassa, et nous n’eûmes que le temps de nous cacher derrière un chêne

pour éviter un tir nourri. Le tir venait de la plus haute tour. Je

repris mes esprits et discernai entre les meurtrières les silhouettes

de trois de mes beaux-frères. A ce moment une horde de brigands sortit

par la poterne et se jeta sur moi en hurlant. En moins de temps qu’il

ne faut pour le dire, je fus saucissonné de chaînes et traîné dans la

salle des gardes. Ma femme s’y tenait, soutenue par ses suivantes et

meuglant comme vache en gésine. Devant elle ses frères et le bailli de

Mauriac, tout jovial, qui me lut un acte d’accusation d’où il

ressortait que j’aurais tué mes six précédentes épouses, et gardé leurs

dépouilles au chaud dans certain cabinet secret que cette sombre garce

de Céleste avait eu tout le temps de dénicher.

Les dépouilles de ces dames étaient en si mauvais état qu’on avait dû

les mettre en terre en vrac et sans cérémonie.



Allez discuter quand on a affaire à tant de mauvaise foi !

C’est pourtant ce que je fis. Le bailli fut finalement sensible à mes

arguments, d’autant plus qu’il avait bien compris que Céleste et ses

frères étaient de trop petite extraction pour prétendre s’emparer de

mes biens sans que mes pairs se révoltassent.

Il est certain que la négociation m’a coûté assez cher, mais enfin, il

faut ce qu’il faut. La Justice royale me laissa le champ libre, et

voyez comment les méchants sont toujours punis. Mes beaux-frères, ivres

sans doute, tombèrent dans une oubliette le jour même, du moins on le

suppose, car on ne les revit pas.

Quant à Céleste…elle piqua une crise de nerfs et s’enfuit dans la

forêt. On a retrouvé son trousseau de clés près d’un étang.



Pour moi, j’ai compris. J’ai fait changer la serrure du cabinet secret,

car il peut toujours servir, je me sens un peu seul, et il n’est pas

impossible que je prenne une nouvelle épouse. « L’homme est pour la

femme, et la femme pour l’homme ».



Aimée