Destination : 32 , Premiers instants
Tablier à volants, deux noeuds dans les cheveux
Tablier à volants, deux noeuds dans les cheveux
Comment faire ressurgir les premiers souvenirs, menues épingles dans la botte de foin où se sont amoncelées les paroles de la parentèle et les photographies du tiroir de la commode ?
J'ai failli mourir vingt fois pendant les premiers mois, les premières années de ma vie, pendant l'exode et l'occupation, mais souvenir ou extrapolation ? Je penche pour la deuxième version. Le vieux voisin qui se grattait le dos sur un coin de son armoire, la petite compagne de jeux qui venait de temps à autre dans la maison de l'autre côté de la rue, le « coq à Vit » qui m'a marquée de son bec furieux au-dessus de l'arcade sourcilière droite me sont-ils connus grâce à la voix affectueuse de ma grand-mère ? Là encore, j'en ai bien peur ! Mon arrière-grand-mère est partie une nuit, après un bon dîner de crêpes, à quatre-vingt-trois ans. Son image, la dois-je au seul mérite de mes neurones ou à Nicéphore Niepce et tous les autres qui ont perfectionné la technique de l'appareil photo ?
Je préfère faire confiance aux impressions : elles sont personnelles et ne peuvent être perçues ni par notre entourage ni par la pellicule ! Que l'église était juste en face, la gare vers la droite et le cimetière vers la gauche, que le chemin perpendiculaire à la route et qui longeait le mur aveugle de la maison descendait à la ferme des Chédeville et à la rivière, voilà des détails topographiques que m'a indéniablement livrés ma mémoire. Par les chemins, ma grand-mère et moi allions faire de l'herbe pour les lapins, que l'on cueillait dans les fossés, le long des prés. De vagues impressions, pas d'images ni de paysages précis, rien que des sensations floues, jusqu'au jour où.
Je joue avec mon ours dans le jardin, devant la fenêtre des Boches. J'en vois un qui me fait un petit signe ; celui-là, il est plus gentil, il ne me fait pas peur et je n'ai pas envie de lui jeter des pierres. Il y en a trois chez nous et beaucoup, beaucoup dans la grande villa blanche du Docteur, juste de l'autre côté du mur, et puis chez plein d'autres gens dans mon village. De chez moi, je peux regarder l'église, au fond d'une petite place plantée de huit platanes, les chars garés dans les intervalles et le Monument aux Morts. Il paraît que, l'année dernière, un grand garçon de quatorze ans aurait allumé son briquet en prenant de l'essence dans un char et y aurait mis le feu. Mon Grand-père et ma Mamie disent que les Boches voulaient enfermer tout le monde dans l'église et qu'il était moins une que nous brûlions. Alors, je ne les aime pas, j'ai un peu peur d'eux, enfin pas tous.
Justement en voilà un qui arrive en courant de la droite, de la gare, je crois, tout débraillé, sans veste, en manches de chemise, les cheveux en broussaille et braillant comme un putois. C'est mon grand-père qui dit toujours, ne braille pas comme un putois, quand quelqu'un se fâche. Il est toujours calme, lui, Grand-père, même silencieux. Donc, un homme crie dans la rue et, tout à coup, de toutes les maisons, ils sortent avec des sacs, des fusils, ils courent dans tous les sens et grimpent sur les chars. Mamie vient me chercher pour goûter. Je dois rester dans la salle à manger, mais je regarde par la fenêtre. Mamie et Grand-père parlent tout bas, ils n'ont pas l'air comme d'habitude, peut-être bien qu'ils rient, mais sans bruit.
Les chars démarrent sur la route et partent vers la gauche. Un seul n'a pas quitté la place de l'église, mais les hommes l'abandonnent, se mettent à courir et sautent dans les jeeps qui aussitôt démarrent. Un retardataire court derrière, tout est fini, je ne vois plus rien, je n'entends même plus les moteurs. Nous sortons tous les trois sur le trottoir où nous retrouvons les voisins et tout le monde rit et crie. Le vieux d'à côté me prend dans ses bras et me fait tourner. C'est bien la première fois.
Quand je revois la petite bonne femme, en tablier à volants et deux noeuds dans les cheveux, que j'étais, je ne sais plus bien qui je vois, où vogue ma mémoire. J'éprouve une telle tendresse à son égard que je ne pourrais me targuer d'impartialité. Je m'interroge : le court film de son premier vrai souvenir n'aurait-il pas rallongé au fil du temps ? Je sais qu'aujourd'hui, je ressens encore, à cette évocation, la même excitation, la même inquiétude inexprimables. Toutefois, je ne crois qu'à moitié ce qu'elle me rapporte. C'est parce qu'elle raconte sa guerre comme un vieux poilu, touchante et ridicule. Mais je la comprends. Que nous importe que Grand-père n'ait jamais prononcé ces paroles ou que le vieux voisin n'ait pas valsé dans la rue, elle et moi demeurons troublées par la vision étrange et chaotique de cet après-midi d'été, et je suis prête à parier sur l'authenticité de l'émotion qui me pousse à la raconter. Emotion indicible, parce que l'enfant avait déjà appris ce qu'il fallait taire, indicible parce que perdue depuis dans la nuit des jours, mais resurgie aujourd'hui, si forte que le coeur m'en point encore. Et pourtant, dans ma vie d'aujourd'hui, il n'y a plus de sales Boches, mais des Allemands et des Allemandes que j'aime, plus de lapins dans les clapiers mais toujours dans mon assiette, plus de grands-parents ni de parents présents pour me souffler la suite du récit, mais bien leurs esprits qui rôdent encore autour de moi.
Du graphique plat de ma mémoire naissante pointe un sursaut dont ne s'inscrit qu'un faible trait dû à l'impuissance des mots à ma disposition. Je concède que j'exagère : ils ne sont pas impuissants, mais n'engendrent que des monstres, imparfaits, infinis, nommés souvenirs, qui vont m'accompagner toute ma vie.