Destination : 31 , Une saison Ailleurs
Eté Indien
Septemnre étire des rondeurs de femme mûre au creux des vallées de Haute Provence. L'été s'attarde, s'alanguit, il fait la grasse matinée, il se la coule douce. Dans le lit des rivières les peupliers se froissent comme des draps de soie sous la chaude caresse d'un soleil tamisé. Septembre est une femme rousse, dont la chevelure de sumacs cascade doucement sur l'épaule des collines. Ses courbes plantureuses déroulent la promesse d'un plaisir infini. Le temps s'arrête, le temps de vivre, de savourer l'instant.
Line le savoure, cet instant dérobé au gris métronome des saisons. Elle goûte avec plaisir le rare privilège de faire, à cinquante ans, la rentrée buissonnière : professeur d'histoire nouvellement nommée à la faculté d'Amiens elle prendra ses cours en octobre seulement. Un mois plein à paresser dans les bras de septembre, à musarder, au creux de cet été qui joue les prolongations.
Un mois en suspens, comme sa vie : de grands enfants qui l'ont quittée pour vivre leur vie, un divorce récent d'avec un étranger, son mari, depuis plus de vingt ans, pas de projet. Une vie en suspens, en attendant. En attendant quoi ? Un nouvel amour ? Un nouveau départ ? A cinquante ans ? « Faut pas rêver ! Tu t'es vue, ma fille ! » Et puis, elle en a soupé, des violons qui sonnent faux, de la guimauve trop sucrée, des trémolos vibrants. Elle n'y croit plus. Sa vie ? Un désert, jalonné, pour survivre, d'oasis ponctuelles, de petites gourmandises, qu'elle sirote à présent : le goût ferme et sucré des raisins d'Italie, le bleu vif du ciel où se découpe l'ocre d'un clocher, la rondeur des collines, le friselis de la rivière courant parmi les galets blancs parsemés d'îles, la tendresse de sa mère étalant ses tarots sur la toile cirée pour lui promettre un avenir radieux, les meubles luisant doucement dans la vieille maison de son enfance.
Vie en suspens, vie en sursis. Vacance.
Bientôt le retour dans la grisaille. La solitude, la routine. Ne plus penser, ne plus sentir. Survivre. Combien de temps ?
Les vacances touchent à leur fin. Plus que trois jours. En soupirant Line prépare ses valises, compte ses menus plaisirs. Compte à rebours, teint de mélancolie. Chaque instant, chaque sensation semble vibrer d'une tonalité singulière, tel le dernier accord d'une sérénade dans le silence de la nuit proche.
Cette douce résonance vole en éclats soudain avec l'arrivée dans la vieille maison d'une trombe de chair : Marie-Jo, la voisine, la confidente, parfois, de ses désarrois, toute excitée : c'est qu'elle a, dit-elle, une grande nouvelle. Enfin, pas vraiment une nouvelle : une proposition.
« Une proposition ? Malhonnête, j'espère », plaisante Line, pas fâchée, au fond, que Marie-Jo bouscule sa mélancolie, fascinée, toujours, par l'inépuisable énergie que déploie cette petite boule de femme.
« Espère, ma fille, espère. » répond Marie-Jo, mystérieuse. Jouit-elle en cabotine de ses effets, en se faisant désirer, ou ce qu'elle a à dire est-il si surprenant ?
Enfin elle s'explique : « Voilà. Je travaille à l'hôpital, comme tu sais. L 'un des médecins, que j'estime - c'est quelqu'un de très bien - sort d'un divorce , lui aussi. Il ne le montre pas, c'est un homme charmant, et pudique, mais il est malheureux, je le sens bien. Toi aussi. Ca m'énerve de vous voir malheureux tous les deux chacun de votre côté. Et je me dis que deux malheureux ensemble, ça pourrait bien faire un bonheur. Bon , je sais que tu n'aimes pas les rencontres arrangées, que tu n'y crois pas, mais essaie, pour me faire plaisir. Je lui ai parlé de toi, il est d'accord pour te voir. Si tu es d'accord aussi, il te téléphonera. Allez, sois sympa, dis-moi oui. Qu'est-ce que tu risques ? S'il ne te plaît pas, tu ne le reverras pas, et voilà tout. Ca ne t'engage à rien. »
Elle insiste tellement, Marie-Jo, elle y met tellement de chaleur, d'amitié, d'énergie que Line se laisse faire, vaguement inquiète. Tout l'après-midi elle cherche à se rassurer : « il n'appellera pas, il sera occupé. Dans trois jours je m'en vais, c'est trop précipité, tout cela. » Mais elle n'arrive pas à se concentrer sur ses préparatifs de départ, ses derniers cours à peaufiner. Sa pensée vagabonde vers l'inconnu solitaire qui, peut-être, songe à lui téléphoner. Marie-Jo a dû lui porter sa réponse. La soirée s'avance. .. Non, il ne téléphonera plus, maintenant. Curieusement, elle est à la fois soulagée et déçue. Elle se sent soudain si fébrile, vibratile ! Elle se giflerait. Elle qui se désolait de perdre sa vie dans un morne demi-sommeil, avant la nuit définitive, s'affole soudain de se sentir si peu maîtresse d'elle-même, à la merci d'un coup de vent, l'appel, au téléphone, d'un inconnu, l'esprit flottant comme un voilier dans la bourrasque.
Le téléphone. C'est lui. Une voix ferme, posée. « Il assure », pense-t-elle, admirative; Pourtant la situation doit lui sembler aussi incongrue qu'à elle. Elle ne sait trop ce qu'elle dit, gorge nouée, cour battant, rit nerveusement. « C'est tellement.nouveau, je n'ai pas l'habitude. Mais.oui, pourquoi pas ? Oui. A la terrasse du café le France, à 19 heures ? C'est entendu. Comment nous reconnaîtrons-nous ? » Il a les cheveux très courts, des lunettes sans monture. C'est maigre, comme indices ! Line vit dans le semi-brouillard des myopes, distraite, de surcroît, « elle ne verrait pas de l'eau à la mer ». Alors, des lunettes sans monture. Bah, il la reconnaîtra, lui. « Je porte une jupe couleur framboise, et un corsage à fleurs de la même couleur » Elle pense : « rouge, quoi, comme une muleta ! »
Une heure plus tard, dans sa muleta framboise, elle fait les cent pas sur le boulevard, feint d'admirer les cartes postales à la librairie de la presse, juste en face du France, cherche à distinguer, de loin, des cheveux coupés très courts, des lunettes sans monture sur un nez d'homme. Comme de juste elle est partie trop tôt, elle a dix minutes d'avance. C'est ridicule. Chaque regard d'homme qui s'attarde sur elle lui semble celui de l'inconnu. Elle se sent le point de mire de tous les mâles à cent mètres à la ronde : forcément, la muleta ! On ne voit qu'elle ! Autant défiler avec une pancarte autour du cou « j'ai rendez-vous avec un inconnu » !
19 heures. Plus d'échappatoire. Il faut y aller, traverser la rue, s'arrêter sur la terrasse, plantée comme une tour de guet, scruter les consommateurs. Regard de myope cherche lunettes sans monture.
C'est lui qui l'aborde,. Surprise, il a surgi juste derrière elle, tout près. Machinalement elle l'embrasse sur la joue, en camarade, réalisant une seconde plus tard que ce geste est déjà bien familier, avec un inconnu. Décidément, il semble que tout échappe à son contrôle, aujourd'hui ! Tant pis ! L'inconnu est agréable, souriant, à l'aise, semble-t-il; En tout cas il met à l'aise. Elle a envie de se laisser porter, légère, par l'instant. La conversation coule d'elle-même, passe des généralités - sacrée Marie-Jo ! Quel bel automne en perspective !- à des confidences plus intimes : le divorce, le déchirement, la solitude, la dureté d'être, l'envie d'exister; à cinquante ans, quand tout semble perdu.
Le soir s'étire doucement, allonge ses ombres sur la terrasse, la lumière dorée de septembre s'alanguit tendrement dans l'air, câline, caresse bras et visages. Il fait si doux !
« Voulez-vous que nous dînions ensemble ? Je connais un petit restaurant sympa, dans la rue piétonne, le Chaudron. » Elle le connaît aussi. Oui, pourquoi pas ? Elle veut bien. Téléphoner à maman. « Ne m'attends pas ce soir, je rentrerai plus tard. Oui, tout va bien. Tout va très bien. »
Au restaurant la serveuse les prend pour des amoureux. Cela les amuse. La nourriture est simple, savoureuse. Insensiblement ils passent du vous au tu, se livrent davantage, s'attardent, musardent dans une intimité complice qui se tisse, insensiblement, entre eux, fragile encore, magique.
Se séparer maintenant romprait l'enchantement.
Les voici donc marchant dans les rues désertes, en quête d'un bar ouvert après 23 heures, ce qui, dans une petite ville de province, relève de l'exploit. Leurs pas résonnent étrangement. Ils errent comme des âmes en joie, légers, ivres, presque, de cette complicité qui s'alanguit. La lune, pleine, brille d'un éclat intense, dans le ciel d'un bleu profond.
Enfin un bar miraculeux abrite leur errance. Il lui a pris la main, lui caresse doucement le bras. Line ferme les yeux, submergée par l'émotion. Ils ne parlent presque plus. Ils n'en ont plus besoin pour traverser la nuit. Sur le ton de la boutade, il lance brusquement : « est-il absolument nécessaire que tu rentres chez ta mère ? » Elle rit, elle rit follement, elle rit comme une jeune fille. Non, ce n'est pas nécessaire, non. Elle est grande, maintenant. Ils ne parlent plus. Complices, ils commencent la traversée.
Une fois chez lui, il la prend doucement par les épaules. « Pose ton sac, ma grande. Pose-toi. » Elle se pose, comme l'oiseau dans le nid. Elle pose sa tête contre son épaule, où sa chevelure cascade doucement. Sous ses caresses sa peau frissonne, sa peau de soie. Ses courbes plantureuses ondulent, voluptueuse promesse d'un plaisir infini. La nuit sera intense et douce. Le temps s'arrête. Le temps d'un été indien sans fin. Le temps de vivre.