Destination : 149 , Le retour


Flash-back

Épuisé. Je suis épuisé. La semaine finit ce soir et je n'envisage pourtant pas de prendre de repos. Autour de moi, les bureaux se sont vidés peu à peu au fur et à mesure que le soleil disparaissait derrière les hauts buildings du quartier des affaires. J'ai l'habitude de rester seul pour parfaire les projets qui m'ont menés à la position que j'occupe aujourd'hui. De toutes façons, personne ne m'attend à la maison. Enfin, je veux dire à mon domicile. Je ne peux honnêtement pas appeler mon appartement « une maison », non pas à cause du terme lui-même mais surtout pour la connotation chaleureuse qui s'en dégage. Non, mon appartement n'a rien de chaleureux. Malgré tout le confort dont il dispose, on ne peut pas s'y sentir « chez soi ». Il est magnifique et moderne mais surtout froid et sans âme. Comment pourrait-il en avoir une, je n'y suis jamais. C'est tout au plus un dortoir, un très beau dortoir qui ne révèle absolument rien de celui qui le visite trop peu. Mon bureau situé au sommet de cet immeuble de verre pourrait tout aussi bien me servir d'appartement. Une petite pièce contigüe me donne tout le confort nécessaire pour me délasser lorsque les semaines s'enchaînent sans interruption, comme depuis trop longtemps déjà. Continuellement le pied au plancher, je maintiens ma société parmi les plus grandes par la seule force de ma volonté et un travail acharné. Et quand le corps lâche, au bord de l'épuisement, je me laisse aller à un peu de repos sur un canapé qui n'est là que pour me permettre de récupérer.



Allongé, je commence à relire les pages d'un contrat que je viens de finaliser. Les mots dansent devant mes yeux et mes paupières sont de plus en plus lourdes. Cinq minutes. Seulement cinq petites minutes et après je m'y remets. Je glisse inexorablement dans un sommeil profond. Libérées, les pages dactylographiées glissent sur le sol dans un bruit mou qui ne risque pas de m'éveiller. Je tombe dans un trou noir sans fond avec une lourdeur oppressante. Mes membres ne me répondent plus et paraissent peser des tonnes. Puis, d'un seul coup le soleil m'inonde. Ébloui, je retrouve une certaine souplesse et protège mes yeux de cette lumière aveuglante. Autour de moi, des senteurs de toutes sortes se mélangent dans un désordre olfactif très capiteux. Des massifs entiers de fleurs, des arches de roses et de gigantesques althéas composent un jardin qui n'est autre que celui qui m'a vu grandir. Ces odeurs ont bercées mon enfance. Je les retrouvaient à l'extérieur quand je sortais jouer mais aussi à l'intérieur par le biais de gros bouquets disposés ça et là dans la demeure familiale. Ainsi donc, me voici revenu dans cette maison qui, avant d'appartenir à mes parents, était celle de mes grands-parents, qui la tenaient eux-mêmes de leurs aïeux. Autant dire, que le moindre bibelot recèle, à lui seul, toute une histoire. Mes grands-parents : comme ils me manquent. Enfant, je prenais plaisir à réveiller toute la maisonnée en sautant sur les lits et en m'immisçant entre les dormeurs. Les câlins dérivaient en chatouilles qui me faisaient me tortiller de bonheur. Il y avait aussi les confitures qui parfumaient l'air et donnaient envie de mordre dans de grandes tartines collantes et dégoulinantes. Les meubles patinés portaient leur ancienneté avec panache et chacun possédait sa propre histoire. Il y avait le tiroir qui coinçait et ne manquait jamais de vous pincer le doigt si vous n'y preniez pas garde,puis, la porte du buffet qui grinçait et avertissait par la même occasion que de petites mains cherchaient à s'accaparer un gâteau. Mais surtout, il y avait le petit placard. Le voir s'ouvrir était une récompense en soit : dedans, une boîte en fer et dans celle-ci, des berlingots. Quelle merveille ! Je ne connais pas de meilleurs friandises que celles-là. Toute attribution m'obligeait à rester assis le temps de la dégustation mais cette inactivité ne me coutait guère. Je savourais cette volumineuse gourmandise avec délectation et en respectant volontiers les consignes de sécurité imposées. Sur ma chaise, je regardais avec bonheur ma famille qui riait de voir le bonbon gonfler mes joues. Je revois plus précisément le visage de ma mère qui me dévisageait comme si j'étais la huitième merveille du monde. Je l'ai toujours été pour elle, même quand je me suis éloigné pour « faire mon trou » comme je disais. Je l'ai effectivement fait mais si j'ai gagné un siège doré dans le milieu des affaires, j'ai aussi creusé un gouffre noir et glacial dans ma vie familiale.



Les frissons que cette constatation provoquent me réveillent tout à fait. Il est tard. Je suis sur mon lieu de travail et seul, si seul que j'en ai mal. Je veux revenir dans mon rêve tout de douceurs familières et de chaleur humaine. Mieux ! Je ne veux pas les rêver mais les vivre. Serrer dans mes bras ces êtres qui me sont chers et que j'ai trop longtemps négligés. Respirer toutes ces odeurs, toucher, vibrer, goûter à nouveau ces petits bonheurs qui m'ont permis de me construire et de devenir fort. Je saute sur mes pieds et me précipite sur le téléphone. En quelques minutes, mon planning est modifié et c'est dans une totale béatitude que je prépare mon sac de voyage. Nul besoin de costumes, ni d'attaché case. Pour mon retour aux sources, je n'en aurai pas besoin. Je me retrouve rapidement en train de rouler. L'impatience me gagne, les kilomètres n'en finissent pas de s'étirer. Comme la route me paraît longue. Enfin, au détour du chemin, la maison m'apparaît. La clarté de la lune me permet de deviner les massifs de fleurs du jardin : mon cœur s'emballe. Les graviers de l'allée annoncent mon arrivée et comme je descends de voiture, la lumière du porche s'allume, la porte s'ouvre. Devant le visage tant aimé, je me sens redevenir tout petit et c'est d'une voix émue que je murmure : « c'est moi, Maman ! Je suis de retour ».

LYDIE F