Destination : 86 , Droit dans le mur !


Mon Amur !!

D’abord, Suzanne l’aperçut de sa fenêtre. Beau. Un peu brut comme ça, un peu indécent par sa nudité. Il devait mesurer au moins un mètre quatre vingt dix. C’est simple, dressé devant sa fenêtre, il masquait les roses de Mademoiselle Arlette et les haies de Monsieur Fenardeau. Elle abandonna sa tasse de café et sortit, attirée par cet aimant. Plus elle se rapprochait, plus il grandissait. Quelle force autour d’elle! Aucun homme ne pourrait autant la rassurer. Elle ne put s’empêcher de le frôler. Au début, ses doigts l’effleurèrent, puis sa main toute entière caressa les pores rugueux de sa stature. Il était froid. Non, plutôt frais ; enivrant comme une baignade en Méditerranée. Les yeux fermés, elle colla tout son dos, et le caressa encore. Mollement, sa tête bougeait ; d’est en ouest, elle balançait son sourire aux anges. Il accrochait ses cheveux ; il retenait entre ses callosités quelques mèches, puis les laissait s’échapper. Inlassablement, il le faisait de chaque côté. Elle adorait qu’on lui caresse les cheveux ; qu’on les tripote, qu’on les tire un peu, juste un peu, comme Gérald sait. Gérald sait ; d’ailleurs, son salon de coiffure est toujours bondé. Trop bondé. Lui s’arrêterait quand elle, elle déciderait.

Lui, c’était…Comment le nommer ?
Lui trouver un nom, quelle idée ! Mais Murphy, est-ce que ça irait ? Ou Murex ? Murrey Head ? Mururoa ? Mur..aille ? Jean-Pierre lui vint à l’esprit. Jean-Pierre, c’était bien. Pierre n’aurait pas suffit. Féminin au sens nominal, il tend vers l’ambiguïté. Elle aimait le rehaussement masculin de Jean. Elle caressa encore une fois son Jean-Pierre, si docile, si muet.

Rien ne pourrait la déranger. Rien, sauf l’arrivée de Madame Delpierre. Elle débarqua, les bras chargés de quatre pots de lierres à planter. « Faut un peu l’égailler, ce grand gaillard tristounet ! » Elle posa les pots, soupira, puis leva les yeux sur le géant de pierre.
- Ben dis donc, il est haut ! Ca va prendre un peu de temps pour couvrir toute la surface, souffla Madame Delpierre
- C’est gentil, Madame Delpierre, mais il ne fallait pas, commença Suzanne
- Allons, allons, mon enfant, on ne peut pas le laisser comme ça. Il faut le couvrir un peu, il est moche. Vous verrez après, interrompit la vieille dame.
- Vous voulez l’habiller, gémit Suzanne
- Allez, je vais chercher la terre. J’ai de la bonne terre, vous verrez, reprit la Delpierre
- Non, non, Madame Delpierre, ce n’est pas la peine, osa la jeune femme. Merci Madame Delpierre, mais non ! Tenez vos lierres, ils sont très beaux, gardez les.
Suzanne hissa les pots sur la poitrine de sa voisine, qui les agrippa, le regard ébahi et la bouche sans voix. Vexée, la vieille dame tourna les talons, en maugréant qu’on ne l’y prendrait plus.

Suzanne soupira. Rien ne pourrait la déranger. Elle adressa à Jean-Pierre un sourire de complicité. Personne ne pourrait la déranger. Personne, sauf Monsieur Fenardeau. Il débarqua avec deux énormes pots de peinture. « Faut un peu l’égailler, ce méhnir ! ». Il posa les pots, soupira, puis leva les yeux, la main droite sur le front pour se protéger du soleil.
- Ben dis donc, il est haut. Un mégalithique que vous avez là, souffla-t-il.
- C’est gentil, Monsieur Fenardeau, mais il ne fallait pas, commença Suzanne
- Allons, allons, j’ai plein de peinture, vous n’avez qu’à choisir la couleur. On ne peut pas le laisser comme ça. Il lui faut un petit coup de jeunesse, un ravalement de façade, le rendre beau, interrompit Monsieur Fenardeau, en ouvrant l’un des pots.
- Non, non, non, Monsieur Fenardeau, ce n’est pas la peine, je le veux comme ça, brut, originel. Vous comprenez, c’est un souvenir de mes ancêtres. Ils étaient bretons.
Sans en dire davantage, Suzanne souleva l’autre pot et le tendit à Monsieur Fenardeau. Un sourire tartuffe sur le visage, elle le remercia une dernière fois. Outré, le voisin referma son blanc cassé, et tourna les talons en maugréant qu’elle n’y connaissait rien à la beauté.

Suzanne soupira. Personne ne pourrait la déranger. Personne sauf Tomy, le caniche de Mademoiselle Arlette.



CATHY-LAURE