Destination : 4 , Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part.


Hésitation

Ce soir, elle a la tête ailleurs …

La route défile mais elle ne la voit même pas : elle est passée en mode conduite automatique. Ce trajet qu’elle fait matin et soir depuis presque dix ans, elle le connait par cœur !

Devant elle, au bout du chemin, il y a la maison, SA maison où l’attendent deux enfants, sûrement endormis au vu de l’heure tardive, et leur père, son compagnon depuis douze ans.

Derrière elle, il y a cet homme brun, au sourire ravageur et au regard intense, avec lequel elle travaille depuis plusieurs années. Leur relation, amicale et professionnelle a toujours été teintée d’un jeu de séduction mutuel sans conséquence parce-que solidement bornée pour l’un et l’autre par une relation amoureuse épanouissante. Et puis, il y a quelques semaines, il avait mis un terme à son couple, ne partageant pas les mêmes aspirations familiales que sa compagne qui refusait catégoriquement d’avoir un enfant.

Ce soir, il avait invité toute l’équipe à fêter son départ : un projet professionnel l’amenait à partir vers Montréal au Canada… Au moment de se séparer, chacun rentrant chez soi, ils s’étaient retrouvés seuls. Il l’avait entraînée vers un bistrot pour lui offrir un verre. C’est là que, le plus sérieusement du monde, il lui avait demandé de partir avec lui. Elle était restée muette … il avait alors secoué la tête, ajoutant qu’il comprenait que c’était impossible. Ils s’étaient levés et il l’avait raccompagnée jusqu’à sa voiture. Au moment de se séparer, il l’avait embrassée, d’abord doucement puis avec de plus en plus de fougue. Les papillons du désir, éveillés par l’alcool qu’elle venait de boire, s’étaient mis à tourbillonner au fond de son ventre. Quand il l’avait lâchée, elle s’était engouffrée dans sa voiture pour partir au plus vite, sans le regarder. Elle bénissait le ciel d’avoir été dans cette rue : s’ils avaient été seuls, elle savait qu’elle n’aurait pas pu contrôler son désir.

A la radio, une chanson de Michel Berger résonne :

Quand je suis seule et que je peux rêver

Je rêve que je suis dans tes bras

Je rêve que je te fais tout bas

Une déclaration.

Quand je suis seule et que j’veux inventer

Que tu es là tout près de moi

Je peux m’imaginer tout bas

Ma déclaration.



Elle se rend compte que les larmes glissent sur ses joues, en même temps qu’elle fredonne le texte. Avisant un petit chemin, elle s’y engage et s’arrête, le visage dans ses mains. Dans sa tête, deux voix se bousculent et elle ne peut s’empêcher d’imaginer un ange et un diable, comme dans les dessins animés. Cette idée la fait sourire mais elle est bien consciente qu’il n’est pas question du bien et du mal, du bon ou du mauvais choix. Le problème est qu’il n’y a pas de choix, elle le sait bien ! Le problème est qu’il a suffi d’une seconde, une seule petite seconde pendant laquelle elle s’est imaginée assise derrière une large baie vitrée donnant sur le St-Laurent, en train d’écrire ce roman commencé depuis des mois mais qu’entre les enfants, la maison et le boulot elle n’arrive pas à avancer. Et que cette image s’est immiscée dans sa tête et s’y enracine, comme un grain de sable dans les rouages d’une machine parfaitement huilée…



Son téléphone portable sonne, sur l’écran, le numéro de la maison s’affiche. Elle répond, il est inquiet, il lui demande où elle est. Elle répond qu’ils ont pris plus de temps que prévu mais qu’elle est sur la route, elle arrive.

« Je t’attends »,

Ces quelques mots la font sourire. Elle regarde l’heure, il est deux heures du mat’ et elle l’imagine très bien, allongé sur le canapé du salon, enroulé dans une couverture en train de regarder un programme minable à la télé.

« Je t’attends »,

Cette idée apaise son cœur et son ventre, faisant remonter une bouffée de tendresse. Elle pense à son mari, leur rencontre, leur mariage deux ans plus tard et la naissance d’un premier puis d’un deuxième enfant. Elle les imagine tous deux endormis, leur tête, aussi blonde que celle de leur père, dépassant de la couette.

Bien sûr, le grain de sable restera là où il est et, de temps en temps, elle le sait, une petite voix résonnera dans sa tête : « Et si…? »

Mais tant pis ! Elle redémarre la voiture et reprend la route qui la ramène chez elle, chez eux.

C’est là qu’est sa place : il n’y a aucun doute, aucun regret, aucune hésitation à avoir.

Myriam