Destination : 4 , Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part.


Quelqu'un quelque part pense à vous

Jeannette parle anglais, ce qui lui sert peu dans la boucherie du bourg de Saint-Vincent. Elle n'en fait pas étalage ; d'ailleurs, son mari déteste tous les Anglo-Saxons. Sans doute ne leur a-t-il pas pardonné d'avoir brûlé Jeanne d'Arc à Rouen.


La grosse dame derrière sa caisse, place de la Mairie, n'a plus grand chose à voir avec la Jeannette brune, rieuse qui apprit l'anglais par la Méthode Assimil au grand dam de ses parents qui n'en voyaient pas l'utilité et auraient préféré qu'elle mette un peu plus d'ardeur aux travaux de la ferme. La présence des Allemands dans le village n'avait pas altéré son humeur. Elle circulait à vélo, une ritournelle aux lèvres. Ach, Mamsell' s'exclamaient-ils en la voyant passer mais comme ceux-là n'étaient pas agressifs, jamais ils ne songèrent à la faire descendre de bicyclette. Ils avaient tort, ils auraient pu découvrir que celle qu'ils prenaient pour un étourneau, à l'instar de bien d'autres d'ailleurs, portait des messages et des vivres aux résistants à leur nez et à leur barbe.





Jeannette Bouvier ne se vante jamais de son activité de guerre qui est peu connue à Saint-Vincent. Elle a mené une vie de commerçante, d'épouse et de mère de famille traditionnelle. Enfin, à l'exception près que rien ni personne ne pourrait l'empêcher de sortir tous les soirs contempler le ciel et les étoiles et que, lorsqu'elle voit une étoile filante, elle ne fait pas de vou comme tout un chacun. Jeannette sait que « there is someone somewhere who cares » et que toute étoile filante est une pensée qui lui est destinée.





Un jour, à la clairière, à l'endroit où elle rencontrait toujours le grand Christian, celui-ci lui demanda carrément de cacher un Anglais qu'eux, les résistants, avaient vu tomber du ciel et promptement récupéré. Brusquement, elle n'avait plus envie de chanter, la peur lui serrait le ventre : ils sont fous, ils ont perdu tout contact avec le quotidien.





- Y a des Boches dans toutes les maisons, lui rétorqua-t-elle.



- Oui, mais pas dans les greniers, les remises, les granges. Réfléchis, tu vas bien trouver une planque.



Il n'eut pas à insister longtemps. Elle lui promit de venir chercher le parachutiste à la nuit. Elle arriva à pied avec sa lampe-tempête aux alentours de minuit. Par chance, la nuit était sombre, pas d'étoiles, ce soir-là. Elle vit les deux hommes venir vers elle, elle tremblait. Pourtant, la nuit était douce, il faisait lourd. Ils étaient là. Le sang lui battait dans les oreilles. Christian lui faisait des recommandations qu'elle n'entendait pas. Oui, oui, répondait-elle machinalement puis elle fut seule avec l'Anglais. Au fait, Christian lui avait-il seulement dit son nom ? Brian, I'm Brian. Il dit que, lui, c'est Brian, j'ai bien compris. Moi, Jeannette. Bojou. Quel drôle d'accent, pas capable de prononcer les r. Elle posa son index contre sa bouche pour lui imposer le silence.



Près de la ferme paternelle, elle lui fit signe de s'arrêter et de l'attendre. Elle disparut un bon moment, reviendrait-elle, il le croyait. Il avait à faire à une fille courageuse. La lampe réapparut, une main le tira dans l'angle du mur, ils dépassèrent la maison, puis deux autres bâtiments, traversèrent un jardin et entrèrent dans une grange. Des tas de paille, des paquets de foin étaient empilés partout, en bas, au premier étage où ils accédèrent par une grande échelle, puis au dernier étage par une échelle de meunier. Elle le conduisit derrière des tours de paille et braqua la lumière vers le sol. Il vit un matelas, une couverture, un tabouret, des journaux, un panier plein de provisions.



Elle haussa sa lampe et dessina un cadran d'horloge avec un crayon sur une feuille de papier sortie de sa poche pour lui indiquer l'heure à laquelle elle reviendrait le lendemain. En levant le regard, elle découvrit enfin son visage en pleine lumière. Il lui souriait et disait « Meci ».





Brian ! Elle non plus ne savait pas prononcer les r, tout du moins pas à l'anglaise, mais elle répétait son nom en rentrant à pas de loup à la maison. Inutile de vous faire un dessin pour vous parler d'amour. Ces deux-là s'aimèrent. Lui avait tout son temps, elle grappillait des quarts d'heure par ci, par là et, dans son lit, apprenait l'anglais dans une méthode Assimil qu'elle avait empruntée (est-ce le mot juste quand le prêteur n'est pas au courant ?) à Mademoiselle Leca, sa vieille institutrice, et cachait sous son matelas.





Elle n'en oubliait pas pour autant ses visites au « maquis ». Christian lui demandait des nouvelles de Brian. Un jour, il lui annonça qu'un ami viendrait le chercher le lendemain à minuit au lieu du rendez-vous habituel. Elle avait envie de fuir, de courir n'importe où, de prétendre qu'elle n'avait rien entendu, de se cacher avec lui, mais n'en fit rien.





Le lendemain, la nuit était fraîche pour la saison et elle tremblait. La nuit était claire, dangereusement claire. Il la tenait par la main et, sur le chemin, lui montrant les étoiles : « There is always someone somewhere who cares. I care for you. I'll be back". Elle lui tendit une feuille de papier, un crayon et il écrivit ses paroles. Il pointa à nouveau l'index vers le ciel. A cet instant, une étoile filante sillonna leur champ de vision. « This is me thinking of you" et il reprit le crayon et la feuille de papier. La suite ne fut qu'un long, très long baiser, un interminable baiser.





Un mois plus tard, elle eut un malaise sur son vélo et eut juste le temps d'en descendre et s'asseoir dans l'herbe. Quand elle revint à elle, elle prit une résolution.





Elle s'en fut danser au bal du 14 juillet où Robert Bouvier, le fils du boucher, jouait dans l'orchestre. Elle lui avait promis de venir. Une fois de plus, à l'occasion d'une pause musicale, il la supplia de l'épouser. Elle fit semblant de résister - cette guerre lui avait appris à tricher - pour enfin céder à ses instances au petit jour. Ils se marièrent rapidement, ils attendaient un bébé qui naquit prématurément, mais en très bonne santé. Elle espérait une fille qu'elle aurait appelée Estelle, mais le sort en décida autrement. Rémi vint quand même au monde sous de bons auspices.





Jeannette continua à apprendre l'anglais et à observer le ciel à la nuit tombée. Elle s'est confiée un jour à ma mère, des années après. Il reviendra, je le sais. Derrière sa caisse, Jeannette attend le client, mais surtout, elle attend Brian.


Danièle