Destination : 4 , Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part.


Nouveau Départ

L’avion s’est élancé sur la piste, le décollage a commencé ; comme d’habitude l’angoisse me saisit. Je n’ai jamais aimé prendre l’avion. Le décollage et l’atterrissage sont des moments très difficiles pour moi. J’ai le vertige et voir la terre s’éloigner ou se rapprocher ainsi, me savoir et me voir à une telle hauteur me font vivre de véritables moments de panique. Alors je me concentre sur la mastication consciencieuse de mon chewing-gum et sur les éventuelles douleurs dans mes oreilles pour lutter contre cette angoisse. Heureusement une fois en vol, je me détends et je peux même admirer le ciel à travers les hublots. Cette fois cependant, tout est différent, l’angoisse est moins forte car le terme du voyage sera un renouveau. Je l’attends depuis longtemps ce départ, nous l’attendons depuis longtemps. Dans quelques heures nous serons ensemble, réunis sur cette terre d’Afrique que tu aimes tant, cette terre que tu m’as appris à aimer. Comment aurais je pu ne pas l’aimer puisqu’elle fait partie de toi ?


Durant ces quelques heures de vol je n’aurais pas besoin de suivre le déroulé du vol sur les écrans de l’avion ni de regarder le film diffusé par la compagnie aérienne, non je me repasserais le notre, celui de notre histoire de ses débuts à aujourd’hui et demain, après demain et tous les jours à venir. Non, ce vol n’est pas un coup de tête, un départ précipité vers un ailleurs supposé meilleur, il a été soigneusement préparé par nous deux. Tu n’es pas homme à laisser les choses au hasard et avec toi j’ai appris à préparer l’avenir. Mes rêves ont servi de support à tes constructions et nous faisons une belle équipe.

Tout a commencé quand tu es entré dans mon bureau et que ta simple apparence m’a déstabilisée, tu ne ressemblais pas à celui que j’attendais. Tu étais beau, fin, tu paraissais sensible et intelligent, tes manières étaient empreintes de respect et d’une certaine élégance, rien à voir avec la façon d’être rugueuse et l’apparence frustre des ouvriers du bâtiment tels que ma vision étriquée, en ce matin de juin me les faisait percevoir. Déjà nous commencions à nous déstabiliser, il nous fallut un peu de temps pour inventer un nouvel équilibre joué à deux mains, à deux esprits puis à deux êtres.

Tu venais me voir pour déterminer un nouveau projet professionnel, nous n’imaginions pas à cette époque où il nous mènerait, nous ne pensions surtout pas qu’il se ferait à deux et sur pareille durée. Et puis de rencontre en rencontre, d’entretien en entretien tu as déroulé le fil de ta vie et tu m’as émue. Surtout tu as su émouvoir la femme en moi, tes yeux si grands ne dévoraient plus seulement ton visage, ils se nourrissaient de chacun de mes mouvements, des émotions qui me traversaient et je découvrais une nouvelle femme à chacune de nos rencontres. Tu m’as sorti de ma confortable position professionnelle, sans ménagement, sans brutalité non plus. Nous avons bien été obligés, du moins nous avons choisi, de répondre à cette obligation. Un jeu de séduction et de valse hésitation a commencé entre nous, tu n’étais pas libre et je le savais ; cela compliquait les choses pour moi et pour toi et nous avons tangué tout l’été entre la morale et le sentiment que nous étions déjà reliés au-delà de nos situations. Ainsi peu à peu nous nous sommes découverts et nous avons appris à nous aimer. « J’ai envie de vous » m’as-tu simplement dit un jour de fin d’été et ce fut la plus belle déclaration qu’un homme ne m’ait jamais faite. Oui tu avais envie de moi, j’avais envie de toi et cela dépassait largement ce désir charnel si fort qu’il nous faisait peur nous qui n’étions plus du tout des adolescents. L’étreinte fut belle et forte, l’union totale et nous en fûmes étonnés et ravis ; tu te redécouvrais homme, je me redécouvrais femme. « Tu es belle » m’as-tu dit alors, « oui dans tes yeux, je suis belle » t’ai-je répondu et notre histoire était déjà en partie inscrite dans ces deux petites phrases parfois si anodines. Oui tu as rendu belle ma vie, comme je t’ai fait découvrir la beauté des choses simples, comme tu as pu découvrir que certaines femmes l’apprécient.

Ensuite, il y a eu la peur de part et d’autre, l’hésitation, les rendez-vous manqués, le refus. Le refus de tout détruire, le refus de croire que quelque chose était possible puis le refus de la médiocrité et la libération d’une relation qui ne correspondait en rien à ce que nous voulions pour nous. La décision fut difficile à prendre mais je ne l’ai jamais regrettée. Nous nous sommes revus, tu m’invitas chez toi et je compris combien ta décision était juste. Devant l’empire que tu avais bâti j’ai compris que je n’étais pas sacrifiée, j’ai compris où était ma place dans ta vie. Ni l’un ni l’autre n’avait envie de faire souffrir ni ne voulait détruire, simplement nous avions admis que ce sentiment plus grand que nous nous unissait. A cette époque il n’était ni tout à fait de l’amour ni tout à fait de l’amitié et il se conjuguait déjà avec le verbe aimer. Nous avons repris le cours de nos vies, chacun avait des choses à régler et d’autres à mettre en place ; c’est ce que nous avons fait. Ton cœur était dans le champ que j’allais devoir labourer sans toi m’as-tu écrit un jour, alors je me suis attelée à cet ouvrage acceptant quelques compagnons de labeur. Les petites amours forment le lit et le chemin du grand amour et c’est en pensant le connaitre avec un autre que toi que j’ai vécu ces années ; tu faisais partie de ma vie comme je faisais partie de la tienne ; cela nous suffisait et nous portait. Tu me reliais au monde des vivants moi qui m’en étais absentée pendant tant d’années. Nous gardions le contact par messagerie interposée principalement, nos rencontres étaient rares mais toujours belles et vivifiantes.

Tu es retourné en Afrique et peu à peu s’est imposée à toi l’idée d’y rebâtir une autre vie, tu m’en as parlé comme de chacun des projets qui t’étaient chers.

Je t’ai écouté, je t’ai encouragé dans cette voie, un peu triste de savoir que tu allais partir si loin de moi ; à l’époque il n’était pas question que nous construisions une vie ensemble.

Nous avons cherché ensemble les associations, les ONG qui travaillaient là bas, tu as étudié leurs projets, j’ai sélectionné ceux qui me paraissaient sûrs. Nous avons réfléchi au parcours de formation que tu devais nécessairement mettre en place. Dans un premier temps, il s’agissait surtout de te permettre de grimper les échelons de ta société en France, pour t’épargner physiquement et satisfaire tes légitimes ambitions socioprofessionnelles.

Progressivement, tu as atteint le poste que tu souhaitais et tu es reparti une nouvelle fois là-bas. Tu ne m’avais pas dit que tu allais rencontrer cette ONG et encore moins que tu allais te renseigner sur les fonctions que je pourrais y occuper. De mon côté j’avais réglé bien des soucis qui m’accaparaient lorsque je t’avais rencontré. Il faut dire que plusieurs années s’étaient déjà écoulées ; trois exactement.

Quand tu es rentré, tu t’étais débrouillé pour que je t’attende à l’aéroport ; dans le restaurant où nous avons mangé, j’avais le sentiment qu’un changement irréversible s’était produit. Tu m’as expliqué qui tu avais rencontré, ce que tu pouvais faire là-bas puis tu m’as parlé des enfants qui étaient peu scolarisés, de la formation professionnelle qui était inexistante, des souffrances psychologiques de la population et des difficultés que rencontraient les équipes éducatives et formatrices. Ton sourire devenait de plus en plus vainqueur, tes yeux brillaient d’une lumière nouvelle ; la lumière de ceux qui ont trouvé leur voie.

Tu m’as alors expliqué qu’il y avait de la place pour moi aussi là-bas ; je me souviens encore de la course folle de mes idées à ce moment là. Tu as posé ta main sur la mienne et tu m’as dit :
« Ne t’inquiète pas, je veux juste que tu saches que tout est possible »
« Tout c’est quoi exactement ? » ai-je fini par balbutier.
« Ma vie est là-bas et ma femme ne m’y suivra pas », as-tu répondu.
« Toi tu m’as toujours suivi dans ce projet et nous savons que nous sommes ensemble depuis que nous nous connaissons. Alors si tu veux, il y a une place possible pour toi là-bas, parce qu’il y a aussi de la place pour toi dans ma vie.»
Je n’ai rien répondu sur le moment, ma tête allait certainement exploser et mon cœur avec. Je me suis sentie sourire et soudain les larmes m’ont envahies. Pour la première fois depuis trois ans nous avons refait l’amour et j’ai passé la nuit dans tes bras.

Personne ne me retenait vraiment en France, j’avais du temps pour organiser mon départ et la vie de ma fille sans moi. Alors nous avons passé les deux années qui suivirent à nous préparer, je suis allée deux fois en Afrique avec toi, j’ai observé, j’ai appris les modes de vie, étudié les programmes en place, j’ai fait connaissance avec un monde que je ne connaissais qu’à travers toi et mes lectures. J’ai évalué ma capacité à m’y sentir bien et j’ai accepté de venir vivre ici pendant de longues périodes pour travailler à tes côtés sur une mission humanitaire.

Nous avons assumé les responsabilités qui étaient les nôtres en France, ce fut plus difficile pour toi que pour moi. Nous avons pris le temps d’apprendre à vivre ensemble et notre amour a grandi de jour en jour ; les tempêtes furent nombreuses, la parole et le respect les ont toujours dénouées.

L’hôtesse vient d’annoncer l’atterrissage, je cherche mes chewing-gums et je me concentre ; je regarde par le hublot, le soleil et la poussière m’attendent. Je descends les marches avec une légèreté que je ne me connaissais plus, je sais que tu es là, déjà j’aperçois ta silhouette, tu hâtes le pas vers moi : comme il est bon d’être attendu.

Lola