Destination : 24 , Hommage à M. Merle


Abel & Caïn

[Ce texte est la suite de celui présenté en D247]



Oh bien sûr, tout n’est pas arrivé brutalement. Nous ne nous sommes pas retrouvés enfermés dans ces grottes du jour au lendemain, privés de la lumière du soleil, privés de la nature et de tout ce qui avait été notre quotidien pendant des milliers d’années. Mais le résultat était bel et bien là : nous étions une poignée de survivants, condamnés à survivre dans les entrailles de la Terre. Ils en avaient décidé ainsi. Et tous ceux qui avaient refusé avaient été exterminés.



Nous, nous sommes les derniers membres humains de la lignée Sapiens Sapiens.

Eux, ce sont les Neandertal de deuxième génération, revenus à la vie après une absence de plus de 300 000 ans, grâce à nos connaissances scientifiques. Nous avions nous-même fabriqué notre arme de destruction.



Les premières expérience de résurrection avaient été un succès et permirent de comprendre comment vivaient ces hommes venus du fond des âges. Leurs capacités sensorielles étaient exceptionnelles et leur intelligence tout à fait étonnante. Elle n’était pas, comme nous l’avions cru pendant si longtemps, inférieure à la nôtre, elle était différente. Les Néandertaliens, fort de leurs capacités télépathiques, vivaient ainsi en complète fusion avec leur environnement : ils n’en étaient pas un élément parmi d’autres, ils étaient eux-mêmes une partie de ce tout. Ils étaient ainsi capables de ressentir et interpréter les vibrations les plus subtiles de toutes les espèces vivantes (humaines, animales et végétales) mais aussi de la Terre elle-même, qui représentait pour eux une sorte d’entité divine et maternelle qu’ils devaient respecter et protéger.



Désireux de s’appuyer sur leur compréhension du monde pour éviter la destruction de la planète, les scientifiques de tous les continents œuvrèrent pour permettre la (re)venue au monde de ces hommes et ces femmes. Jusqu’au jour où ils purent se reproduire naturellement. Dotés d’une capacité d’adaptation remarquable et d’une grande résistance aux virus et bactéries, ils s’acclimatèrent sans difficultés à cette nouvelle Terre, et leur nombre augmenta considérablement, passant du simple au triple en quelques décennies seulement.



Il devint de plus en plus difficile pour les deux espèces de cohabiter. Les ressources naturelles, déjà insuffisantes au niveau mondial, se raréfièrent encore plus, ce qui entraina une augmentation de l’exploitation agricole et maritime. Cette situation fut insupportable pour les Néandertaliens qui ressentaient en eux-mêmes chaque souffrance infligée à la Terre. Leur comportement devint agressif, imprévisible. Ils s’attaquèrent à nos ancêtres, de plus en plus fréquemment, de plus en plus violemment. Et, contre toute attente compte tenu de leur infériorité numérique, ils prirent rapidement le dessus. Ils organisèrent une armée, baptisée les défenseurs de la Terre, et détruisirent systématiquement tout ce qui pouvait mettre à mal la vie de la planète : hommes, femmes et enfants compris.



En un siècle, Homo Sapiens avait été décimé. Il ne restait qu’une poignée de survivants, répartis en petits groupes dans différents endroits du monde. Alors la colère des Néandertaliens s’apaisa et ils proposèrent à ceux qui restaient de leur laisser la vie sauve, à condition qu’ils acceptent de se retirer dans des grottes pour ne plus mettre la Terre en danger avec leur soif de connaissance et de puissance.

Certains acceptèrent.



Les premières temps furent difficiles : il fallut s’adapter à cette nouvelle vie sans soleil, sans lumière ou si peu ; une alimentation différente. Notre groupe a eu de la chance. Je faisais partie, avec Sasha, ma femme, Suri, notre fils de 5 ans et une trentaine d’autres, de ces premiers hommes des cavernes. Après quelques jours passés à l’entrée de la grotte, nous avons décidé de l’explorer. Armés de pelles et de pioches, éclairés de lampes à dynamo et de bougies, nous avons suivi une à une les galeries qui se présentaient devant nous, nous retrouvant souvent dans des impasses ou des zones inaccessibles qui nous obligeaient à faire demi-tour. Au fur et à mesure de notre avancée, nous nous sommes enfoncés de plus en plus profondément. La survie devenait de plus en plus difficile car, une fois nos réserves vides, nous ne pouvions nous nourrir que de mousses et lichens poussant sur les parois, de petits animaux et insectes vivant dans les profondeurs et buvant l’eau qui suintait sur les roches. Plusieurs d’entre nous n’ont pas survécu. Notre fils a fait partie de ces premiers sacrifiés. Bien sûr, Sasha et moi avons été anéantis. Mais nous avons continué, nous n’avions pas le choix. Un jour, peut-être s’était-il passé un an depuis notre enfermement, nous avons débouché sur un large couloir, traversé de tout son long par une rivière souterraine. Nous avons décidé de remonter le cours d’eau et, après seulement quelques heures de marche, nous avons aperçu au loin une lumière. De quoi s’agissait-il ? Si nous débouchions sur une sortie, nous devrions faire demi-tour pour ne pas enfreindre les règles de notre enfermement et risquer d’être tués. Nous avons décidé d’attendre la nuit pour aller nous rendre compte.



Nous avons débarqué sur une large salle s’étendant de part et d’autre sur les deux rives de notre rivière. Et surtout, nous avons découvert, au-dessus de nos têtes, une large ouverture de forme circulaire, à travers laquelle nous pouvions apercevoir les étoiles. Nous sommes restés subjugués par cette vision. Cela faisait si longtemps que nous n’avions pas pu voir le ciel ! Après plus d’un an, nous en redécouvrions toute la beauté. Nous nous sommes assis là, certains se sont allongés pour se reposer un peu. Soudain, la Lune est apparue, maigre croissant mais dont la lumière nous éblouit cependant. Et, à l’aube, nous avons assisté à notre premier lever de soleil souterrain. Enfin, nous allions revivre !



A la lumière du jour, nous avons pu mieux nous rendre compte de l’espace immense qui nous entourait. Nous nous trouvions sur la rive droite du cours d’eau, qui longeait la paroi caverneuse. La rive gauche était, de fait, beaucoup plus large. Nous y installèrent nos tentes et nos affaires.



Au fil des semaines suivantes, nous avons exploré les environs de notre antre, et découvert notamment une galerie effondrée emplie de terre que nous avons déblayée, transporté pour créer un premier potager juste sous l’ouverture du ciel. Nous y avons semé les graines emportées du monde d’en haut.



Petit à petit, nous avons investi notre espace, créant un village souterrain dans lequel, somme toute, nous ne sommes pas malheureux. Nous avons eu des enfants, aujourd’hui devenus grands et qui ont à leur tour des enfants. Certains anciens nous ont quitté, il en est ainsi de ma chère Sasha, partie depuis maintenant près de deux ans. Nous sommes maintenant une cinquantaine d’âmes peuplant notre caverne. Nous veillons cependant à ne pas devenir trop nombreux pour ne pas mettre à mal l’équilibre de notre existence.



Au soir de ma vie, je pense encore parfois à ma jeunesse. Dans la sagesse de la vieillesse, je me dis que nous avons mérité cette punition : trop arrogants, trop conquérants, convaincus de notre supériorité, nous étions passés à côté de l’essentiel. Mais qui sait, peut-être un jour aurons-nous une seconde chance ? C’est ce fol espoir qui me pousse à raconter aux plus jeunes notre histoire, afin qu’ils ne fassent pas, plus tard, les mêmes erreurs que nous.

myriam