Destination : 24 , Hommage à M. Merle


Histoire à dormir debout

Vous avez vu l'homme, le bison, le rhinocéros, le cheval, le cerf et le taureau tels que les voyaient vos ancêtres de la préhistoire. Je crois que vous n'êtes pas prêts d'oublier.

- Les taureaux ! Super !



- Moi, j'ai eu un peu peur, chuchote la petite Lucie à sa meilleure amie.



- Que restera-t-il de notre civilisation dans deux mille ans ? murmure l'institutrice au guide.



- Bonne question ! Je serais curieux de savoir si les scientifiques ont une idée là-dessus, lui répond-il. Voilà, on y est.



Eric Renault déverrouille le portail et ouvre un battant. Derrière lui, en rang, l'institutrice et une vingtaine d'enfants, tous les enfants de primaire d'un village voisin. Un ha ! de frayeur soulève la poitrine du jeune homme et les enfants surpris chuchotent tandis que les deux adultes se concertent à voix basse.



Alors que la porte se referme, elle, Lise Blanchet, explique à ses élèves que des arbres se sont affalés en travers de l'entrée de la grotte et que M. Renault est allé étudier la situation pour voir comment se frayer un chemin parmi ce chaos. La petite Lucie se met à pleurer, elle n'a jamais osé avouer sa terreur du noir, de tous les endroits sombres où se nichent les chauves-souris, les rats, les fantômes et les diables peut-être. Elle aime la chaleur de son lit le soir, quand sa maman lui lit encore des contes jusqu'à ce qu'elle s'endorme. A cet instant précis, il fait froid et elle pleure. Bien entendu, elle se fait traiter de froussarde par le roi de la bagarre (qui, à l'école, pique les cartes de Pokémon et file un pain sur le nez de celui qui ose les lui reprendre), le grand Grégoire qui cherche toujours des noises à ses camarades. Fera-t-il encore le fier lorsqu'il sera confronté à la réalité qui les attend ? La maîtresse, cachant son inquiétude, prononce avec la même autorité des paroles de réconfort et des injonctions au calme. Les pleurs et les railleries cessent en même temps.



Eric réapparaît. A son visage décomposé, elle comprend que l'heure est grave. Durant leur nouvel aparté, Paul pince les fesses de la fille qui, en reculant, lui a marché sur les pieds. Margot, à la puberté précoce et arrogante, est déjà un objet de convoitise pour des garçons comme Paul ou Grégoire. Maintenant, elle lance un coup au pinceur qui l'esquive. Les rangs s'agitent. Lise annonce aux enfants que M. Renault n'a trouvé ni outil pour dégager la voie, ni personne pour venir à leur secours. Il va falloir s'unir pour déblayer, que les grands tirent les petits par la main et même les portent dans les endroits les plus difficiles. S'ils font tous ensemble preuve de courage, ils s'en sortiront plus vite. A peine les derniers mots proférés, elle voit Lucie et son amie l'une contre l'autre. Des larmes silencieuses roulent sur leurs joues. Grégoire entoure leurs épaules d'un geste protecteur.



Ils se glissent un à un vers l'extérieur, Eric en premier, Lise en dernier. De l'intérieur, elle entend des cris d'effroi et l'angoisse s'insinue en elle : des élèves dont elle est responsable sont là, dehors sans elle, en proie à un phénomène dont elle ignore tout, avec un homme qu'elle ne connaît pas. Certes, pendant la visite, elle a pu apprécier ses connaissances, sa silhouette longiligne et sa voix grave. Très vite, elle chasse ces pensées, horribles ou troublantes, pour veiller sur les derniers qui se faufilent dans l'entrebaîllement. Elle sort à son tour.



Jamais, lorsqu'elle anticipait les dangers de ses excursions pédagogiques, elle n'avait imaginé pareil spectacle. Eric, parvenu au sommet d'un enchevêtrement d'arbres, de terre, de dégoulinement d'eau, de débris de barrière, de poteaux électriques, de pierres, de morceaux de route goudronnée, lance des ordres, des recommandations, des encouragements à une armée de nains qui slaloment sur des pentes noires de boue. Deux des grands gesticulent en haut et Eric redescend. Mentalement, elle fait l'appel ; ni Chloé, ni Louis, elle compte, un, deux., dix-neuf, vingt, vingt pas vingt-deux ! Elle se retient de crier. Ses yeux fouillent tous les paliers des amas qui se présentent à sa vue. Ah ! là, en équilibre sur ce tronc couché, Grégoire tient Chloé dans ses bras et la passe à quelqu'un devant lui, mais à qui ? A la taille, aux rondeurs, elle devine une fille, mais laquelle ? Margot bien sûr, les cuisses, la jupe, le pull et les cheveux maculés de boue qui, faisant fi de sa coquetterie, se rend utile, brave Margot..



A la manière des projecteurs d'un phare, ses yeux balayent les cent quatre vingt degrés de terrain à maintes reprises, scrutant chaque cavité. Là, Chloé est suspendue au cou du guide à mi-pente. Quelques instants plus tard, elle revoit Eric se détacher à l'horizon. Elle se demande si elle rêve, elle le voit partout. Tout en réfléchissant, elle grimpe, pousse deux gamins devant elle, sans savoir vers quoi ? Mon Dieu, pourvu qu'aucun n'ait perdu son sac, ils transportent leur pique-nique. Elle conseille à ceux qui sont à portée de voix d'y faire attention.



La montée lui semble interminable. Chaque glissade malencontreuse qu'elle aperçoit la fait sursauter, elle ressent chaque cri comme un coup dans sa chair, elle prie le ciel auquel elle ne croit pas. Ce ne sont plus deux enfants qu'elle aide mais trois puis quatre. Les sanglots de l'un, les refus de l'autre ralentissent leur progression. Il lui faut parlementer, promettre, et même menacer. Grégoire redescend vers elle, lui apprend que la plupart sont déjà au sommet. Elle n'ose l'interroger sur l'en deçà, sur l'après. Qu'a-t-il vu ? Un vrai petit homme, dégageant un barbelé, soulevant une branche, tassant une surface pour qu'ils puissent poser leurs pieds en toute sécurité. Petit à petit, il aide les traînards à progresser et emmène la fillette qui s'accrochait encore à Lise.



Elle avance, attentive à tous les obstacles. Elle tend le bras vers une souche et sent une main forte la saisir par le poignet et la hisser sur une surface miraculeusement plane. Ils sont là ; oui, ils sont tous là. Eric précise : vingt-deux, c'est bien ça ? Quel soulagement ! D'ailleurs, Lucie pleure, Grégoire se moque d'elle, Margot se fâche contre Paul, Chloé tient Eric par la main et Louis a trouvé un bonbon dans son sac. Rien de changé ! Elle leur enjoint de s'asseoir au pied des rochers et contrôle combien de sacs ont survécu à l'ascension. Assez pour un, non pour deux repas ; il faut économiser ! Beaucoup s'endorment d'épuisement. Assis, Eric, noir comme un charbonnier, lui sourit. Debout, elle observe enfin au pied de la montagne hétéroclite une grande étendue d'eau, d'autres amoncellements mais ni route, ni maison, ni homme, ni oiseau. Ses paupières palpitent, elle jette vers l'étang un regard qui plonge, plonge dans un abîme sans fond, dans un tourbillon qui l'aspire. jusqu'au réveil.



Trois quarts d'heure plus tard, Eric Renault klaxonne devant l'école, les enfants énervés s'apostrophent et les parents s'impatientent. Elle apparaît et, par la magie d'un bonjour par-ci, d'une paume sur la nuque par-là, d'une poignée de main aux parents et d'un sourire à Eric au volant du car, elle salue, rassure, enfourne tout son petit monde et part avec eux à la conquête de la préhistoire.

Danièle