Destination : 24 , Hommage à M. Merle


Caïn

Cela a commencé par un e . e . La lettre de l'alphabet . Une toute petite lettre, dans l'article de journal que Jeanne lisait . Une toute petite lettre qui s'était décrochée de la file indienne qui la suivait , de la file indienne qui la précédait . Elle avait pris un air penché, un air italique, un tout petit peu plus bas que les autres, comme pour saluer, faire une révérence désinvolte . Un e dissident, en quelque sorte, qui sortait du rang . Sur le coup Jeanne s'était amusée de cette bizarrerie : une coquille de l'imprimeur, sans doute ? Ou bien le linotypiste était un poète, il en avait assez d'aligner les lettres en rangs serrés : un peu de fantaisie, que diable ! Ou c'était un genre que le journal se donnait pour séduire un nouveau public, "les non captifs" de l'écriture, les "équilivristes", nouveau coeur de cible ...

Captivée, elle l'était . Fixait le e . Pas de doute, il était penché . Il semblait même entraîner dans sa révérence les lettres voisines, incurver légèrement la ligne, comme un funambule fait doucement ployer la corde sous ses pieds, sans avoir l'air d'y toucher .

Oui, pas de doute : la ligne s'incurvait, faisait un léger décrochage : la lettre funambule sautait d'un coup dans le blanc, hop, puis le fil reprenait son fil normal . Mais à mesure que son regard progressait de gauche à droite la lettre funambule changeait : cette fois ce n'était plus le e, mais le l qui suivait qui à son tour prenait un air penché, puis le deuxième l, puis un e, encore . Jusqu'au ; qui faisait de la varappe ! Incrédule elle reprit sa ligne, vit sauter une à une chaque lettre dans une ola silencieuse . Elle avait la berlue ! Les lignes s'animaient sous son regard ! Ou elle était folle ou alors...la ola était dans son regard .

Pendant toute la journée, vaguement inquiète, elle vérifia, vite fait, presque à la dérobée, les lignes du journal, puis d'un autre, puis d'un vieux livre aimé non suspect de traîtrise, dont les lignes avaient toujours marché droit, au garde-à-vous, comme une seule lettre . A chaque fois le même salut ironique, la même révérence, le même ondoiement léger de la corde funambule . Jeanne faisait semblant de faire autre chose, et d'un seul coup, pa surprise, ouvrait le livre . Mais non . La ola la saluait toujours .

Elle attendit quelques jours, pour être sûre ; la fatigue, peut-être, ou le soleil ...Cela passerait . Mais à la fin ce n'étaient plus seulement les lignes du journal qui se gondolaient à ses dépens . Les barreaux des balcons, les lignes de carrelage du métro, les angles des fenêtres, les poteaux, les réverbères, tout prit un air penché . La ville, si classique dans ses armatures régulières, devint baroque . Tout fut courbe, ondoiement, reptation de serpents, enroulements de lianes, spirales et vrilles . La ville devenait forêt vierge . Jeanne s'y perdait .

L'ophtalmologiste la reçut enfin . Il était débordé, accablé . Grille de mots croisés...gondolée . Où voyez-vous la courbe ? .Là.Fond d'oeil...Le verdict , sibyllin, se voulait rassurant : pas de tumeur, non , le pronostic vital n'était pas en jeu, mais...hémorragie, sans doute ...Du laser, peut-être, suivant l'endroit où la rétine était déchirée...mais là, à vue d'oeil, comme ça, ça avait l'air d'être dans la macula, trop près du nerf optique pour opérer...Faire des examens complémentaires ...Comment ça va évoluer ? Guérir ? Cicatriser ? Quand ? ..Ma chère madame, je n'ai pas de boule de cristal !...Faire des examens, d'abord : à Créteil, ils sont très forts là-bas . Même les cas désespérés, ils font des miracles, il paraît...Je ne comprends pas...Vous êtes myope, bien sûr, mais jeune . D'habitude ce sont les vieux qui ont ça, ou bien les diabétiques . Mais là...Et puis vous êtes la sixième aujourd'hui !...Je ne comprends pas .

Jeanne non plus . Elle entre dans la nuit . Examens: angiographies, cerclages.Salles d'attente bondées, de plus en plus bondées . Pupilles dilatées d'atropine et d'angoisse, halos de visages résignés, odeur de peur et de misère; oeil prisonnier-vissé-cerclé-mitraillé : ici on exécute, on abat au laser . De l'abattage, oui,tous à la file comme des otages aux yeux vissés . Et la foule augmente . D'abord c'étaient des vieux, les résignés, qui ne lisent plus, de toute façon ...Un peu la télé, et encore...Alors, la vue...On continue à vivoter, entre le chat et la voisine ...Puis on a vu des plus jeunes, des révoltés, des consternés : la cécité ? C'est pas possible ! C'est pas prévu ! Jusqu'aux enfants, maintenant, dont la rétine se débine, se file comme un bas !.

Ca commence toujours comme ça, le salut moqueur, les lignes qui se tordent de rire, puis les visages se déforment, deviennent trognes informes, méconnaissables : les visages amis, des monstres hydropiques, des gueules de guignol ...Le sang , comme le sable dans le sablier, le sang s'infuse lentement, inexorablement, noie la lumière . Si encore la nuit , en fermant les yeux, on pouvait l'oublier ! Mais non . Toute la lumière filtrée dans la journée reluit phosphorescente, goutte à goutte s'instillant, flottant comme une méduse dans l'oeil fermé. Et l'on se sent maudit, l'oeil de Dieu dans la tombe et regardant Caïn, l'oeil lumineux dans l'oeil de sang; pour quel crime, Seigneur? Quelle malédiction ?

Nul ne sait d'où vient cette horreur mais elle se répand . Le sang noie les regards, les rétines s'effilochent, de pâles fantoches hantent la ville enténébrée, mains en avant, canne-prothèse, pied hésitant . Les paysages s'ensauvagent de gouffres béants, de marais grisâtres, de cloaques de cris et de klaxons . Dans la nuit guettent des monstres .Bientôt on ne sort plus . La vie se paralyse . Les hommes anéantis dressent vers le ciel leurs globes ténébreux où clignote ironique une étoile de sang . L'étoile de Caïn ...



Clignotement rouge . Cri du radio-réveil .

Ouvrez les yeux, braves gens ! Il fait grand jour . Gorgez-vous de lumière .

Quoi le e ? Qu'est-ce qu'il a le e ? Vous lui trouvez un air penché ?

Josée