Destination : 259 , Débuts de rentrée


Le Photographe des songes (1)

La première fois que j'ai vu Sándor, il essayait de déplacer un piano, seul, dans l'impasse. Il pleuvait à verse.

Lorsqu'il m'aperçut, il s'arrêta d'ahaner, se releva en soufflant, et me considéra, les mains sur les hanches, comme un général romain observant ses troupes. Il fit un mouvement du menton et aboya, avec un léger accent, dans ma direction…

Le bruit de l’eau rebondissant avec allégresse sur le bitume m’empêchait de comprendre exactement ses propos : « … vous, … zavez… à faire… le con… là… bras… ». Le ton de sa voix et les expressions de son visage ne nécessitaient par contre aucun éclaircissement : énervement, voire agressivité.

Deux solutions s’offraient à moi : passer mon chemin et fuir la rencontre avec ce personnage au premier abord si déplaisant ou bien, respecter les règles de politesse et rendre, quel que soit son degré d’amabilité, service à cet inconnu visiblement en difficulté.

Je n’eus pas à hésiter bien longtemps car Sara, arrivant soudain dans mon dos, m’entraina par le bras en murmurant : « Viens nous aider ».

Sara. Jamais je n’ai pu lui refuser quoi que ce soit. Ce jour-là comme les autres. Le fait qu’elle connaisse cet énergumène ne me surprit qu’à moitié. Ne me surprit pas du tout, autant être honnête. Elle avait gardé de son père, marin au long cours, le goût des rencontres improbables, laissant un peu de son âme dans chaque endroit qu’elle fréquentait pour en ramener un spécimen rare. Mais où avait-elle bien pu pêcher celui-là ?

Deux heures plus tard, nous étions assis par terre dans une pièce complètement vide, à l’exception de ce piano qui trônait au beau milieu de la pièce. Je savais que nous étions dans le salon car c’est ainsi que le fameux Sándor avait désigné cette pièce. Je savais également qu’il emménageait dans notre quartier. Je savais surtout que ses mains étaient fascinantes, et que Sara en pinçait pour lui. Ce qui était en soi, déjà, une chose suffisamment exceptionnelle pour être soulignée.

Nous avions bu deux bouteilles de vin, achetés à l’épicerie en bas de la rue, avec des gobelets en plastique. Visiblement, le déménagement de Sándor était terminé. Un piano au salon, une valise encore posée dans l’entrée. Rien d’autre. J’étais stupéfait. Dehors, il ne pleuvait plus.

A un moment, la nuit était déjà tombée, il s’est levé et a commencé à taper sur les touches noires et blanches, comme ça, debout, d’une main sûre, ferme et délicate. Dans la tiédeur de cette soirée d’été, les notes s’élevaient, résonnaient, emplissaient la pièce, rebondissaient contre les murs blancs de l’appartement désert qui semblait soudain un peu moins vide.

Je suis rentré chez moi vers deux heures du matin. J’ai laissé Sara et Sándor en me demandant où ils allaient bien pouvoir dormir. J’étais intrigué par ce type avec lequel je venais de passer toute une soirée et dont je ne savais pourtant toujours rien. Il pouvait aussi bien disparaître dès le lendemain, s’évanouir dans la blancheur de l’aube sans que cela ne change rien au cours des choses. Je me rendis compte que cette perspective m’épouvantait. Restait Sara. Sara que je devais absolument protéger, je l’avais promis au marin, lors de son dernier départ.

Myriam