Destination : 261 , Collectionnite


Le Photographe des songes (3)

Et je continuai à aller voir Sándor longtemps après que lui et Sara aient arrêté de se voir. A cette époque-là - c’était déjà le printemps – Sara a eu un boulot de serveuse dans la ville d’à côté et elle est partie, tout simplement, pour suivre ce nouveau chemin. Un peu comme une hirondelle en quelque sorte. Et quand j’y repense, je me dis que c’était exactement ce qu’elle était : un oiseau migrateur. Peut-être était-ce là un héritage génétique du marin ?

Nous avions passé l’hiver à nous calfeutrer dans l’appartement de Sándor qui, petit à petit, s’était habillé d’un ensemble de meubles hétéroclites venus tenir compagnie au piano : une table basse fabriquée avec deux ou trois palettes, un vieux canapé donné par un voisin, plus un lit que je leur avais acheté un dimanche, chez Emmaüs. Nous passions nos soirées à boire du vin et parfois, des alcools plus forts. Jamais je n’ai vu Sándor jouer de son instrument autrement que quand il était bourré.

Après que Sara nous eut laissés, nous avons gardé cette habitude de nous retrouver le soir pour descendre une ou deux bouteilles. Les vingt-cinq ans qui nous séparaient ne valaient rien. Parfois, quand il n’arrivait plus à enchainer correctement les notes, il enchainait les mots pour me raconter des histoires desquelles je n’ai jamais su exactement démêler le vrai du faux. Quelle importance ?

C’est ainsi qu’une nuit, il me parla de sa mère, la Gitane. De son enfance, sur les routes de Hongrie, avec les autres caravanes, jusqu’à ce que le groupe éclate et que sa mère s’installe en ville pour gagner son pain en mendiant. Il me parla surtout du piano, qu’il avait rencontré un soir d’enfance, dans un quartier misérable au sud de Budapest. Derrière la vitre embuée d’un café de trottoir, il avait observé, fasciné, les doigts du type qui courraient sur les touches noires et blanches. Ce n’est qu’une heure après qu’il fit le lien entre les mouvements et les sons qui lui parvenaient par intermittence, quand un client entrait ou sortait du bar miteux.

Il revint là pendant plusieurs semaines, jusqu’à ce que le musicien ne remarque, à travers la fumée épaisse de ses lunettes et des brunes qu’il fumait par dizaines, ce garçon maigrelet aux yeux écarquillés. Döme – c’était le prénom du pianiste- attendit sa pause pour sortir dans la rue. Il s’approcha de Sándor et lui fit signe de le suivre à l’intérieur. Le froid était intenable et le gosse n’attendit pas deux fois qu’on lui pose la question : il s’engouffra dans la chaleur moite et alcoolisée du bistrot. Il s’assit sur une chaise que lui désigna Döme, qui sembla chercher dans les yeux de l’enfant la réponse à une question muette. Quand les premières notes tombèrent, Sándor se leva d’un bond et vint se placer à côté du piano. Il suivait chacun des gestes de Döme avec une attention aigue, quasi douloureuse. Longtemps après, il découvrirait le nom de ce morceau. C’était une musique qui commençait comme une promesse de bonheur et vous entrainait dans une danse endiablée avec la nostalgie, la tristesse, les souvenirs et les espoirs envolés. Une musique qui venait du bout du monde mais qui parlait la même langue que lui.

Döme et son piano ont sauvé Sándor du désastre annoncé de sa vie. Et quand le pianiste, devenu vieux, se résigna à quitter la vie, c’est à l’ancien gamin des rues de Bucarest qu’il confia son instrument. C’était la première fois qu’il possédait quelque chose qui lui appartenait vraiment et Sándor décida qu’il était temps de partir, pour lui aussi.

- Mais peut-être aussi que toute cette histoire est inventée ? Peut-être que je n’ai jamais marché pieds nus sur le routes poussiéreuses de mon enfance, peut-être n’ai-je jamais mis les pieds dans ce bar ? Peut-être que, finalement, je l’ai volé, ce piano ?

C’est ainsi que Sándor termina son récit, me laissant, comme d’habitude, dans le doute le plus complet. Je soupirai en haussant les épaules et, sans rien répondre, lui tendit la bouteille pour qu’il boive à même le goulot.

Il s’endormit en fredonnant sa chanson : https://www.youtube.com/watch?v=0oWhz0G4-Tg

Myriam