Destination : 329 , Personnellement
Tu te souviens ?
D’abord, tu commences par voir ce qui a disparu.
Le garage sur le devant, par lequel tu entrais avec tes parents, chaque dimanche, de ta naissance à tes quinze ou seize ans. Jusqu’à ce que la vie t’emporte loin des repères de l’enfance, et parce que tu croyais encore naïvement qu’ils seraient éternels.
Du garage, tu accédais à une petite cour à ciel ouvert. Le ciel est toujours là, les deux marches du perron aussi. Ton cœur bat très fort tandis que ta main s’avance vers la poignée. L’imminence des souvenirs qui vont te sauter à la gorge, comme autant de vampires assoiffés de larmes, te fait trembler. Et si tu restais là ? Tu fermes les yeux et tu te rappelles…
La porte de bois s’ouvre en un craquement joyeux, tu entres en courant, suivie de ta sœur tandis que tes parents arrivent derrière. Eux, ils sont là, comme d’habitude, comme dimanche dernier, comme dimanche prochain, comme toujours. Le grand-père est assis derrière la table, il regarde à la télévision un feuilleton du dimanche, il y en a eu plusieurs. Starsky et Hutch, Sam et Sally, L’Amour du risque… qui s’en souvient encore aujourd’hui ? Toi-même, tu ne sais par quel miracle ces images peuvent être encore présentes dans ta mémoire.
La grand-mère termine la vaisselle et ses yeux et sa voix pétillent de la même malice en te voyant. Tu le sais maintenant, que le bonheur était là, sans que tu en aies conscience !
Tu rouvres les yeux et te décides brusquement. La porte s’ouvre, tu entres. Le silence te bouscule, empli de la lumière du jour qui entre à flot par les fenêtres dont les volets ont été retirés pour les travaux. Le silence, la lumière et… le vide. Il n’y a plus rien et tu te rends compte que tu ne sais même pas où les choses sont passées. Le fauteuil en entrant à gauche avec ses deux coussins au crochet ; la table de cuisine et les six chaises, et la toile cirée par-dessus, et le dessous de plat, et la corbeille de fruits ; le meuble télé monté sur roulettes pour pouvoir être déplacé, la télévision moyenâgeuse qui elle-même, en des temps préhistoriques, avait remplacé un gros poste de radio ; la cuisinière à bois avec sa casserole de café chauffant doucement tout au long de la journée ; le frigo et le placard rempli de gâteaux et de chocolat et de bonbons, tant de choses auxquelles tu n’as pas droit le reste de la semaine ; le vieux téléphone à touches posé sur le vieux bahut qui renferme un vieux trésor d’assiettes, de verres et de plats dépareillés. Que sont-ils devenus ?
Où sont passés les discussions animées autour du verre de Suze ou de Pernod, les rigolades et les engueulades, les larmes et les chansons, et tous les moments partagés ?
Alors tu recules, tu sors de cet endroit familier qui t’es devenu étranger. Tu repars comme tu es venue et tu te demandes pourquoi tu es là, en ce mois de septembre encore estival. Tu le sais pourtant, que le temps est un ogre et que tu trembles devant lui. Tu le sais pourtant, que chaque rentrée représente pour toi un point douloureux et instable. Mais c’est plus fort que toi, quand la nostalgie te submerge, tu as besoin de ce pèlerinage, comme un acide versé sur une plaie avivée.
Tu montes dans ta voiture et tu démarres, avec un dernier regard dans le rétroviseur.
Inévitablement, tu continues de voir ce qui a disparu.