Destination : 4 , Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part.


Vivre et Mourir. Chroniques de la 1ère guerre (2)

Jean – 19 octobre 1916



Les pieds dans la boue, je souffle, luttant pour ne pas chuter sous le poids de mon barda, les yeux ouverts pour ne pas trébucher. Malgré le déluge de feu et de fer qui s’abat sur nous, je dois avancer, poussé par ceux de derrière et aussi par la gnole que je viens de m’enfiler… Je ne vois rien, je n’entends rien… autour de moi tout se mélange, comme une peinture abandonnée sous une averse… le gris, le brun, le rouge ; le ciel, la terre, le feu, le sang : tout se confond… Je ne différencie même pas les cris des nôtres et ceux des autres ; les hurlements de terreur, de douleur et les vociférations salaces d’encouragement se mêlent en un terrifiant chant d’apocalypse que seules les explosions des obus parviennent à couvrir…

Qui sommes-nous où allons-nous, que faisons-nous ? Des bêtes, nous devenons des bêtes aveugles et stupides, sacrifiés par d’autres bêtes tout aussi aveugles et stupides… Je n’ai pas le temps de mesurer l’amertume de cette pensée qu’une lame brûlante m’explose au visage. La vivacité de la douleur dans cet enfer trouble me sidère… Je tourne sur moi-même comme une danseuse avant de tomber lourdement dans la terre déchirée…



La gueule dans la boue, je souffle, luttant pour ne pas lâcher sous le poids de ma douleur, les yeux ouverts pour ne pas sombrer. Malgré le déluge de feu et de fer qui s’abat sur nous, ma vision devient soudain étrangement lucide et claire. Je vois les corps immobiles sur le sol autour de moi, certains abandonnés là depuis plusieurs jours… je vois le troupeau de ceux qui continuent d’avancer, d’un côté comme de l’autre, sans jamais parvenir à se rencontrer… je vois les barbelés des tranchées dans lesquelles s’entassent encore d’autres hommes… J’entends les râles et les gémissements de souffrance que même les explosions des obus ne parviennent plus à couvrir…

Qui sommes-nous où allons-nous, que faisons-nous ? Plus loin derrière, je devine le village qui nous sert de base arrière, j’imagine mon frère. Debout, le front plissé, il regarde dans notre direction, il sait ce qu’il se passe, je sais qu’il s’inquiète pour moi… dans sa poche une lettre, ma lettre… maman… je vois son visage, son sourire, son regard… la main de mon père se pose sur mon épaule, à l’instant même où je plonge dans l’obscurité, tandis que mes lèvres murmurent une prière muette : je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part…

Myriam