Destination : 50 , A moitié...
FAUTE AVOUEE
REQUISITOIRE DE L’AVOCAT GENERAL :
Monsieur le Président de la Cour,
Messieurs les Assesseurs,
Mesdames et Messieurs les membres du Jury,
Nous voici donc arrivé au point crucial de ce procès, qui dure maintenant depuis deux longues semaines au cours desquelles nous avons vu se succéder à cette barre tous les témoins de cette sordide affaire. Mais aujourd’hui, en cet instant, face aux doutes qui, je l’imagine, ne manquent pas de vous envahir après avoir entendu ces discours parfois contradictoires, je vous demande, Mesdames et Messieurs les jurés, de revenir aux faits dont les preuves irréfutables nous ont été apportées, et que même la défense n’a pu contredire.
Cet homme, assis sur le banc des accusés, regardez son visage, observez-le attentivement : aucune trace d’un quelconque sentiment de culpabilité dans son regard, aucune parole de regret sur ses lèvres presque souriantes, aucun geste de remords émanant de ses mains calmement appuyées sur la balustrade. Mesdames et messieurs les jurés, cet homme est coupable, c’est indéniable : il l’a lui-même reconnu devant cette cour. Quelles que soient les raisons qui ont motivé son crime, pouvons-nous accorder un quelconque crédit à ses maladroites tentatives d’explication de son geste ? Personne en effet n’est là pour réfuter sa version : la victime n’a laissé derrière elle aucune preuve de ce qu’affirme l’accusé.
Oui, bien sur, l’accusé a souffert par le passé, innocente victime d’une horrible guerre et de comportements génocidaires. Mais rappelez-vous, Mesdames et Messieurs les jurés, que cet homme a, sur sa simple conviction d’avoir reconnu la main balafrée de son ancien bourreau, planifié et organisé l’exécution pure et simple de ce dernier. Abusant de sa situation de conseiller bancaire, il a réussi à gagner la confiance de sa victime, une personne âgée et vulnérable, pour l’amener à le laisser pénétrer chez lui sans méfiance.
Il y a bien eu préméditation, et cet homme ne peut en aucun cas se réclamer d’un acte passionnel, commis sous l’effet d’une quelconque impulsion passagère. De plus, les conclusions des experts psychiatriques nous ont confirmé la lucidité de l’accusé, parfaitement sain d’esprit et conscient de la cruauté de son geste : la folie meurtrière est donc également exclue.
Oui, j’ai parlé de cruauté, et le mot n’est pas exagéré si l’on se remémore les tortures subies par la victime, séquestrée pendant trois jours à son propre domicile, soumise à des gestes d’une violence inouïe. Et tout cela pourquoi ? Pour rien, Mesdames et Messieurs les jurés ! Pour rien, puisque malgré les multiples interrogations de son bourreau, la pauvre victime a nié jusqu’au bout, jusqu’à ce que la souffrance lui fasse perdre connaissance, être celui qu’elle était accusée d’avoir été ! C’est son meurtrier lui-même qui l’a expliqué aux enquêteurs lors de la reconstitution de la scène du crime, allant jusqu’à vouloir nous faire croire que c’est justement ce comportement de déni qui l’aurait poussé à porter le coup fatal, en décuplant sa colère.
Au moment des délibérations, Mesdames et Messieurs les jurés, rappelez-vous des faits, et uniquement des faits, ils sont sans équivoque : préméditation, torture et meurtre. Pour ces horribles crimes, je réclame donc, Mesdames et Messieurs les jurés, que justice soit faite. Une peine de prison de cinquante années incompressibles me semble ainsi n’être que justice.
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PLAIDOIRIE DE LA DEFENSE :
Monsieur le Président de la Cour,
Messieurs les Assesseurs,
Mesdames et Messieurs les membres du Jury,
Le réquisitoire de mon confrère est brillant, magistralement interprété. Et nous sommes d’accord sur un point : l’importance de revenir aux faits. Alors oui, bien sur, quelques doutes subsistent mais je vous demande simplement de ne pas oublier qu’avant d’être un meurtrier, mon client est un homme.
Un homme comme vous et moi qui, jusqu’à cette pénible affaire, n’avait jamais fait parler de lui. Un homme discret, poli et souriant pour ses voisins et ses clients ; un homme généreux et chaleureux avec ses amis. Mais il y a malgré tout, entre cet homme et nous, une différence singulière qui remonte aux premières années de sa vie : une part secrète de son passé que nul ne connaissait, puisqu’il n’en avait jamais parlé à quiconque.
Cet homme, rappelons-le, est né en territoire croate, au milieu des années quatre-vingt. En 1992, il avait huit ans quand des soldats sont entrés dans son village, massacrant tous les hommes valides, dont le propre père de mon client, abattu devant la porte de leur maison. Les femmes et les jeunes filles ont toutes été violées, et, pour empêcher sa mère de trop se débattre, un soldat tenait devant elle son fils, une lame effilée sous la gorge. Il avait huit ans et, de ce moment d’horreur inénarrable, une image s’est gravée dans sa mémoire, lui permettant d’occulter celle de sa mère violentée sous son regard d’enfant. Il s’agit de la main tenant le couteau : une main large et puissante, marquée sur toute la largeur de son dos par une cicatrice en forme d’Y. Pendant ces instants interminables, mon client a eu tout le temps d’en enregistrer les moindres détails, pour en forger un souvenir précis et inaltérable.
Quelques jours après, les Casques Bleus sont arrivés et, grâce à eux, mon client et sa mère ont pu obtenir un statut de réfugié pour venir vivre en France. Elle est morte peu de temps après la majorité de son fils, n’ayant jamais pu se remettre des évènements vécus quelques années plus tôt. Mesdames et Messieurs les Jurés, mon client a, depuis son arrivée en France, tout mis en œuvre pour tourner le dos à son passé : il a été un élève assidu, puis il a trouvé cette place d’employé de banque dans laquelle il a toujours donné satisfaction.
Jusqu’à ce jour d’avril de l’année dernière, jusqu’à ce que cet homme –la victime de notre affaire- n’entre dans sa banque et ne lui tende sa carte d’identité de sa main tremblante d’homme âgé. Vingt ans s’étaient écoulés, la cicatrice avait vieilli en même temps que la main mais mon client l’a immédiatement reconnue, et cette vision a fait remonter en lui les souvenirs de cette journée d’horreur. La suite, vous la connaissez. Comment, dans la nuit qui suivit, se retrouvant seul avec la conviction que son ancien bourreau était là, à quelques kilomètres de chez lui, vivant en toute tranquillité malgré les actes criminels qu’il avait commis par le passé ; il a décidé d’agir. Comment, au cours des semaines qui ont suivies, il s’est arrangé pour suivre cet homme, faire sa connaissance et gagner sa confiance. Comment, enfin, il a mis en œuvre son plan.
Cependant, Mesdames et Messieurs les jurés, je vous rappelle que si la séquestration et les actes brutaux avaient été prévus par mon client, c’était dans le seul but de lui faire avouer ses crimes car jamais mon client n’avait prémédité de tuer cet homme. Ce sont les dénégations réitérées de ce dernier qui l’ont conduit, dans un accès de rage ultime, à le tuer selon le schéma du meurtre de son propre père. Je vous rappelle enfin, que c’est mon client lui-même qui s’est rendu à la police dès le lendemain, expliquant son geste sans rien cacher du déroulement des évènements.
Certes, Mesdames et Messieurs les jurés, personne ne peut prouver que mon client dise vrai, et que sa victime ait vraiment été cet homme d’il y a vingt ans. Mais ce qui importe, c’est que mon client en est convaincu, et cette absence de remords que soulignait tout-à-l’heure mon confrère n’est pas le résultat d’une froide indifférence, mais bien celui du sentiment d’avoir accompli une juste vengeance. Mon client est coupable, c’est évident : mais coupable seulement d’avoir voulu se substituer à la justice. Et c’est en ce sens qu’il doit être puni : la peine de cinquante années incompressibles requise par mon confrère est donc parfaitement inacceptable.
Mesdames et Messieurs les Jurés, je vous demande de faire preuve de la plus grande mansuétude au cours de vos délibérations : ce n’est pas l’homme qui a tué ce jour-là, mais l’enfant d’il y a vingt ans, victime innocente de la barbarie d’autres hommes.