Destination : 18 , Détournements majeurs.
Le Prince Charmant (suite)
Le voyage était quasiment terminé quand ils arrivèrent en vue des îles Baléares. A ce moment-là, ils furent pris dans une formidable tempête comme seule la Méditerranée sait les produire, qui brisa le navire (vous ai-je dit qu’il répondait au doux nom de « Concordia » ?) sur les rochers de la côte toute proche. Fort heureusement, notre prince savait nager et réussit, après un combat acharné contre les courants et les vagues déchainées, à gagner le rivage tout en préservant l’or qu’il lui restait. Là, il fut secouru par une jeune fille qui l’amena jusqu’à la misérable cabane de pêcheur dans laquelle elle et sa tante vivaient, en bordure de la plage. Il s’évanouit sur une mauvaise litière d’herbes sèches et quand il reprit ses esprits, il découvrit le visage et la silhouette de celle qui l’avait secouru. C’était une demoiselle particulièrement laide, aux yeux globuleux qui semblaient sortir du visage, à la bouche mince et immense et au nez quasiment effacé. Pour arranger le tout, elle était pourvue d’une bosse haute et fine, qui lui faisait comme un aileron dans le dos. Les enfants du village, riant de son physique disgracieux, l’avaient surnommée la « femme-poisson ». La tante, une vieille femme au regard mielleux, après avoir amadoué son hôte par des compliments bien tournés qui enorgueillirent le jeune paon, lui raconta l’histoire de sa nièce.
Son frère, le père de la pauvre enfant, était un des pirates les plus puissants et redouté régnant sur la Méditerranée. Au fil des années, il avait amassé un trésor sans égal mais, n’ayant confiance en personne, il n’avait jamais dévoilé l’endroit où il l’avait caché. Seule sa fille connaissait l’emplacement exact mais, pour s’assurer de son silence, il n’avait pas hésité à lui couper la langue. A sa mort, il avait confié la fillette à sa sœur, lui demandant de prendre soin d’elle. Ce qu’elle avait fait avec tout son cœur, utilisant pour cela la petite caissette emplie d’or et de bijoux précieux que le pirate lui avait confiée pour subvenir à leurs besoins. Malheureusement, les réserves étaient presqu’à sec, et la vieille ouvrit une petite caisse dans laquelle le prince vit un rubis, le plus gros et le plus flamboyant qu’il eut jamais vu. La tante referma promptement le couvercle, expliquant que le trésor secret du corsaire regorgeait de pièces encore plus belles que celle-ci mais qu’elle ne pouvait, en raison de son grand âge, prendre la mer pour suivre sa nièce vers la cachette où il était entreposé depuis de longues années. Elle avait donc décidé que la jeune fille guiderait celui qui l’épouserait, à condition qu’il s’agisse d’un prince suffisamment riche pour être certaine que ses prétentions ne viseraient pas seulement l’aspect financier du contrat.
Notre filou vit là un moyen de se refaire, sa fortune ayant été quelque peu mise à mal par les dépenses inconsidérées de sa précédente épouse. Il accepta donc d’épouser l’orpheline, dont la laideur lui semble moins repoussante à la lueur du trésor à venir et qui, puisqu’elle était muette, ne risquait pas de lui casser les oreilles avec des demandes inconsidérées ! Le mariage fut célébré par le Duc de l’île en personne, sous les yeux goguenards des villageois qui se gaussaient de cette union.
Quelques temps après la cérémonie, les jeunes mariés embarquèrent un matin sur une petite barque de pêcheur et se dirigèrent vers la petite île que la vieille avait indiquée comme étant le lieu où était caché le trésor. Après avoir ramé plusieurs heures, ils accostèrent enfin sur une plage de sable fin. Mais, lorsque notre homme questionna la jeune fille, celle-ci lui fit comprendre que, non seulement elle était muette, mais elle était aussi sourde comme un pot ! Elle ne comprenait donc rien à ce que le jeune homme attendait d’elle. Celui-ci, essaya tous les stratagèmes possibles : il mima la scène, il dessina sur le sable avec une branche, mais sans succès : la jeune fille ne parut rien comprendre. Furieux, il décida de revenir au village pour demander des comptes à la vieille.
Quand ils arrivèrent, la nuit tombait. Ils ne trouvèrent nulle trace de la tante dont la cabane n’était plus qu’un tas de cendres encore fumantes. Ils se rendirent au village et entrèrent dans l’auberge pour se restaurer. Notre prince, marri, s’envoya quelques pintes de vin dans le gosier avec le tenancier de la boutique, ce qui eut pour effet de leur délier la langue à tous les deux. C’est ainsi qu’il apprit que la demoiselle n’était pas du tout orpheline, ni même muette, encore moins la fille d’un pirate. La vieille était sa mère et le père, un marin ivrogne qui avait mis la dame enceinte lors d’une escale, et se gardait bien depuis de remettre les pieds au village ! La fillette était née difforme et sourde, c’est la raison pour laquelle elle ne parlait pas. Un jour, furieuse des moqueries dont elles étaient l’objet, la mère avait parié contre le duc du village qu’elle réussirait à marier sa fille avec un prince. L'enjeu n’était autre que ce fameux rubis qu’avait entr’aperçu le prince. Furieux de s’être fait avoir, il repartit le lendemain sur le premier navire venu, amenant avec lui la demoiselle qu’il abandonna dans un couvent de Barcelone, expliquant à la Mère Supérieure que cette pauvre fille était orpheline et simplette. Celle-ci accepta de la recueillir, en échange de quelques pièces d’or dont le prince se délesta à regrets, soupirant que la tranquillité était vraiment un luxe de nos jours ! Il décida ensuite de revenir chez lui, aspirant à se reposer de toutes ces aventures qui l’avaient épuisé.
Quand il revint chez lui, deux années s’étaient écoulées et la rumeur du naufrage était arrivée jusque dans le royaume. Croyant que le propriétaire des lieux avait sombré corps et biens avec son épouse dans les eaux méditerranéennes, une riche mégère des environs, se trouvant trop à l’étroit dans sa crèche, avait décrété qu’elle serait tout à fait à sa place dans le château désormais vacant. Elle avait aménagé dans les plus beaux appartements, et installé auprès d’elle ses deux horribles filles qui étaient aussi stupides que leur mère était méchante. Le venin de cette femme était tel que personne n’osa lui tenir tête, de peur de la perdre définitivement.
Lorsqu’elle vit réapparaitre le prince, elle cria au scandale, affirmant qu’il s’agissait d’un usurpateur. Néanmoins, elle lui fit en privé la proposition suivante : il pourrait revenir vivre dans le château, à condition qu’il épouse l’une de ses filles. Le prince était horrifié… non pas à l’idée d’épouser l’une ou l’autre des deux laiderons (il n’en était plus à ça près !), mais parce-qu’il n’était pas question de céder à cet odieux chantage, simplement pour récupérer ce qui lui appartenait déjà ! Il exigea un délai de réflexion et engagea un détective privé chargé d’espionner la mégère et de fouiller son passé, à la recherche de la moindre petite erreur que le prince pourrait utiliser contre elle. Et ce qu’il découvrit dépassa toutes ses espérances !
Quelques années plus tôt, la dame avait épousé en secondes noces un homme fortuné qui était décédé dans des circonstances troubles quelques années après leur mariage, laissant une petite orpheline qui devint aussitôt la servante de la famille. Le prince retrouva la demoiselle, une souillon qui vivait dans la cuisine et dormait contre la cheminée, et décida de jouer un bon tour à la mégère ! Il accepta sa proposition d’épouser l’une des filles, mais, le jour du mariage, c’est au bras de la servante qu’il fit son apparition ! Par alliance, elle était en effet elle aussi une des filles de la vipère qui eut beaucoup de mal à avaler cette couleuvre. Elle n’eut cependant pas le temps de réfléchir à digérer cela car, sitôt la bénédiction prononcée, elle et ses filles furent jetées dehors et sommées de retourner dans leur demeure.
Enfin, notre prince pensait pouvoir profiter de ses richesses… Mais évidemment, ce ne fut pas le cas ! A croire que les mauvaises fées s’étaient penchées sur son berceau… La jeune fille, passé du jour au lendemain du poste de ramasseuse de cendres à celui de princesse des petits pois, perdit un peu les pédales. Tout cela lui monta vite à la tête et elle comptait bien profiter du nouveau statut que lui conférait cette promotion fulgurante : organiser des soirées sur son yacht privé qui baignait dans la baie de St Tropez, aller skier à Megève ou passer ses vacances au Bahamas, inviter sa bande de copains de la Jet-Set pour faire la fiesta toute la nuit, etc.
Au début, notre rusé renard la laissa faire, veillant simplement qu’elle ne dépense point trop d’argent. Il voyait là un moyen de rester peinard, lui qui, tel Harpagon ou ce bon vieux Picsou, n’aimait rien tant que de s’enfermer dans la salle du trésor pour y compter ses pièces. Mais, au bout de quelques temps, il s’inquiéta de voir graviter autour de sa ravissante épouse, toute une cour de parvenus et de pique-assiettes qui souhaitaient juste profiter de la générosité et de la naïveté de la jeune fille. Il essaya de lui ouvrir les yeux sur les réelles intentions de ces chenapans, lui ordonnant même de rentrer à la maison et de ne plus jamais les voir, mais elle refusa de l’écouter. Il fut donc bien obligé d’employer les grands moyens et la menaça de lui couper purement et simplement les vivre, lui rappelant qu’après tout, tout était à lui et que rien ne lui appartenait (il avait bien pris garde de conclure un contrat de mariage avec séparation des biens). Elle blêmit en entendant cela et devint folle de rage. Elle se jeta sur lui, toutes griffes dehors, mais, saisissant le premier objet qui lui tombait sous la main (ce fut un chandelier dans le bureau du colonel Moutarde), il lui en asséna un violent coup sur la tête. Elle tomba, morte sur le coup. Un peu embêté par cet accident imprévu, mais tout de même soulagé, notre ami décida de faire disparaître le corps qu’il enterra dans le jardin. Le lendemain, il raconta que la jeune femme avait décidé de le quitter et était partie subitement faire le tour du monde avec son prof de tennis dont elle était éperdument tombée amoureuse. Il annonça également que désormais, ayant multiplié les unions malheureuses, il renonçait définitivement à chercher une nouvelle compagne.
Jurant qu’on ne l’y reprendrait plus et pour se prémunir de toute espérance féminine, il cacha son visage qu’il savait avenant sous un horrible masque et laissa courir sur lui les bruits les plus affreux. Peu lui importait ! Il pouvait enfin savourer tranquillement le confort et le luxe de son existence, si péniblement acquis…