Destination : 187 , Animailleurs


Arachnofolie

*Anthropomorphisme : tendance à attribuer à un animal ou une chose des caractéristiques humaines

**Zoomorphisme : tendance à attribuer à quelque chose ou à quelqu'un des caractéristiques animales





Ma journée commence dès le lever du soleil, quand elle ouvre ses volets, laissant entrer la lumière extérieure dans son antre. Sans qu’elle n’en ait conscience, je perçois immédiatement les vibrations de sa voix intérieure, celle qu’elle va passer la journée à essayer d’étouffer sous le flot de ses paroles.

Lentement, j’étire mes huit longues pattes avant de sortir de ma toile. Puis je déroule mon fil de soie et viens me poser juste au bord de la fenêtre, d’où je peux voir ce qu’il se passe dans cet endroit étrange, tout en écoutant les commentaires de son double invisible…

Tout a commencé il y a quatorze ans, quand elle s’est mise à confondre la voisine avec une vieille chouette, le boulanger avec un merle moqueur, le facteur avec une cigogne. Puis ce fut le tour des arrière-petits-enfants, qu’elle prenait pour des chatons malicieux. Peu à peu, chaque fois qu’elle rencontrait quelqu’un, elle ne distinguait plus son visage, mais celui d’une figure animale. Le plus drôle, c’est qu’elle avait un regard juste, la plupart du temps. C’est peut-être pour cela que son fils, qui s’était occupé d’elle jusque-là, ne s’est plus senti capable de continuer à veiller sur ses petites manies de vieille femme un peu déboussolée.

Alors on l’a placée dans ce service gériatrique long séjour, mouroir de l’hôpital psychiatrique, dans lequel elle croise une faune colorée et déconcertante : il y a le moineau, plus maigre qu’un coucou, qui parle d’une voix d’enfant brisé par un chagrin trop grand ; il y a les moutons, toujours fourrés ensemble, à croire qu’ils n’attendaient qu’une chose pour se rencontrer : c’est d’arriver ici ! Il y a aussi la basse-cour, avec le coq’star imbu de lui-même et son parterre de poules gloussant autour de lui, les pintades hystériques qui criaillent du matin jusqu’au soir, les paons paradant d’un air hautain et supérieur, les canards à l’affut de la moindre rumeur à cancaner, les oies blanches et les pigeons qui sont toujours les dindons de la farce. Il y a enfin le renard, toujours prêt à jouer un mauvais tour ; le rossignol qui chante avec une voix de crécelle ; le cocker aux yeux larmoyants et la pie voleuse, le serpent fourbe et la rascasse muette comme une carpe, la sauterelle et le mulot. Mon hôtesse est encore sidérée qu’ils arrivent à cohabiter tous ensemble sans s’entretuer. Elle suppose que c’est grâce aux pilules multicolores qu’ils avalent par poignée…

Mais elle n’est pas bêcheuse, ah ça non ! Elle parle avec tout le monde et, à chacun, elle raconte les mêmes histoires du passé. Faut dire qu’à presque cent ans, elle commence à avoir une belle collection de récits surannés ! Et puis, sa mémoire, faut pas croire, elle est loin d’être hors-service ! C’est juste qu’elle fonctionne bizarrement… Elle peut raconter cent fois la même chose, poser dix fois la même question sans jamais vraiment écouter la réponse. Elle est tellement bien dans ses souvenirs que les choses du présent n’ont pas de prise sur elle…

Les journées se suivent et se ressemblent, entre les soins, les médicaments, les repas, les repos, les tisanes, les activités, les promenades dans le jardin grillagé. Mais elle est trop âgée maintenant pour marcher et rester debout longtemps, alors elle s’assoit sur une chaise, juste au bord de la terrasse. Elle aperçoit devant elle les toits des maisons de la ville. Ça lui rappelle son village, avec des images d’un temps que plus personne ne connait aujourd’hui autrement qu’en noir et blanc, sur des photos jaunies. Moi seule je sais à quel point ils sont encore gais et colorés ses souvenirs de vingt ans !

Le dimanche, c’est le jour des visites. Certains pensionnaires n’ont personne, jamais. Elle a de la chance, elle, car elle a toujours quelqu’un qui vient la voir ce jour-là. Quelquefois, c’est la louve, sa dernière petite-fille, la plus jeune, qui arrive avec ses deux petits. Le plus grand marche à peine et le second est endormi contre son sein, dans une confortable écharpe. Elle parle d’une voix mélodieuse et a des gestes d’une grande douceur, pour sa progéniture comme pour son aïeule qu’elle adore, lui rappelant les vacances qu’elle venait passer à la ferme.

Mais le plus souvent, c’est le fils cadet qui passe un moment avec elle, celui qu’elle appelle le labrador, tellement il lui est resté fidèle et affectueux. Son aîné est mort il y a deux ans, quasiment octogénaire. C’est quand même un comble qu’elle n’ait pas pu être là pour l’accueillir là-haut… C’est pourtant à cela que devraient servir les mères, non ? Pendant qu’elle parle, je sens bien que son esprit s’échappe pour revenir vers les premières années de son mariage, vers les naissances de ces fils, surtout le second, avec un accouchement tellement long et difficile que sa jumelle n’a pas survécu. C’est son grand drame secret, sa blessure jamais cicatrisée : ce petit corps sans vie qu’elle a dû malgré tout mettre au monde. Ce double féminin, celle qu’elle aurait choyée comme une poupée, à qui elle aurait pu transmettre tous ses secrets de femme. Après ça, son ventre ne s’est plus jamais arrondi et ce vide a lentement empli son corps, sa tête, puis sa vie. C’est comme cela que j’ai pu m’installer ici…

Depuis plus de vingt ans, je vis là, dans la toile vacillante de son monde, équilibre incertain des vieilles personnes qui ne sont plus tout à fait d’aujourd’hui mais pas encore d’hier. Je suis le témoin privilégié de ses pensées, de ses souvenirs, de ses douleurs. Pour subsister, je me nourris d’insectes, certes un peu particuliers, qui se prennent dans les fils tortueux de son esprit. Ce sont toutes les bestioles, cafards et idées noires, venues du présent ou du passé, qui s’égarent dans son âme.

Certains affirment qu’elle est complètement cinglée. D’autres, plus affectueusement, disent qu’elle a une araignée au plafond. Mais je suis la seule à savoir qu’ils ont raison.

Myriam