Destination : 233 , Filtres et prismes


Journal de Guerre

NB: ce texte est la deuxième partie des écrits de la D230.



04 juillet 1916 – Voilà. C’est terminé pour moi, les cours de couture et de cuisine avec Sœur Françoise, les leçons de français et de calcul avec Sœur Augustine. Fini l’école ! Demain, je quitte l’aile du couvent réservée aux orphelins pour rejoindre celle d’en face, réquisitionnée depuis six mois pour accueillir et soigner les blessés. Et depuis février, ils arrivent chaque jour par dizaine. Faut dire que nous nous trouvons à moins de cent kilomètres au sud de Verdun !

Et voilà comment je vais devenir apprentie infirmière, à tout juste seize ans. Je verrai quand même encore Paul et Lucien. Je suis leur seule famille, maintenant. Sœur Jeanne, la mère supérieure, ne veut pas qu’on sépare les fratries, elle dit qu’on a assez souffert comme ça. Elle a raison et c’est pour ça que je dors dans la même chambre que les garçons, même s’ils ont dix ans de moins que moi.

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08 juillet 1916 – Quelle horreur ! Je ne m’attendais pas à recevoir en pleine figure toute cette souffrance ! Ces pauvres garçons sont pour la plupart atrocement mutilés, défigurés. Certains sont même complètement délirants et ce n’est pas toujours la fièvre qui en est la cause. Je ne pensais pas que cela serait si dur… Oh ! Pas le travail, pour le moment, je ne fais qu’un peu de ménage dans les salles, je passe le balai entre les lits et aide la lingère pour le nettoyage des draps et des vêtements. Je suis trop jeune pour m’occuper des blessures. Tant mieux car je ne sais pas si j’en aurai été capable ! Mais quelle tristesse que d’entendre ces voix d’hommes, certains encore des enfants, gémir, pleurer, réclamer leur mère ou leur épouse. Je ne sais pas si je vais pouvoir supporter cela ! Joséphine me dit que je vais m’habituer : cela me semble impossible !

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17 juillet 1916 – Aujourd’hui, j’étais là quand le chirurgien a enlevé les pansements sur le visage d’un blessé. Comme aucune infirmière n’était disponible, il m’a demandé de l’aider. Je n’ai pas pu rester, c’est affreux ! Le pauvre garçon n’avait plus de nez et toute la joue gauche arrachée. Je suis partie en courant pour vomir et après j’ai pleuré de honte et de chagrin. Ce soir, les garçons n’ont pas compris pourquoi j’étais si énervée et je n’ai pas pu leur raconter. Je ne veux pas leur provoquer de nouveaux cauchemars, ils en font déjà assez depuis que papa et maman ont été tués devant eux, chez nous, là-bas, du côté d’Ypres. C’était il y a bientôt deux ans, la guerre venait juste de commencer… Il me semble qu’un siècle a passé depuis. Papa et maman leur manquent toujours autant même si je les remplace un peu dans pour eux.

PS : Moi aussi, ils me manquent terriblement. Surtout ce soir.

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18 juillet 1916 – Je suis revenue voir le soldat d’hier. Il dormait. De nouveaux pansements propres avaient été posés sur ses plaies. Je me suis approchée de lui et j’ai chuchoté « pardon ». Il a ouvert les yeux et m’a regardée avec étonnement. Il ne pouvait pas parler mais son regard semblait me demander « pourquoi ? ». J’ai simplement dit que c’était à cause d’hier, que j’étais désolée de m’être enfuie comme cela. Il a souri, enfin, ses yeux ont souri. Enfin, il m’a semblé un peu et puis il s’est mis à pleurer doucement. Je lui ai demandé s’il avait mal mais il m’a fait signe que non. Je ne savais pas quoi faire alors je l’ai laissé tranquille. Ce soir, je n’arrête pas de penser à ça : pourquoi pleurait-il ? Etait-ce à cause de moi ? Je reviendrai le voir demain. J’ai lu sur le registre qu’il s’appelle Jean.

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22 juillet 1916 – Joséphine, qui travaille parfois la nuit, m’a raconté que Jean se réveillait tous les soirs en hurlant comme un fou et que personne n’arrivait à le calmer. Il parait qu’il revit sa blessure et que c’est souvent comme ça, quand ils reviennent de là-bas. Ils disent que c’est l’enfer sur terre. Le docteur espère que les crises d’effroi des soldats disparaitront avec le temps mais il n’en est pas sûr.

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25 juillet 1916 – Il y a eu de violents combats hier et avant-hier et nous avons dû accueillir de nouveaux blessés. Quoi qu’on en dise, même si je suis moins sensible qu’au début, je ne m’habitue toujours pas. Le pire, ce sont les bruits : les larmes, les pleurs, les bruissements des chairs déchirées, les claquements des os broyés, les hurlements de douleurs, les cris de terreurs, les appels à l’aide, les respirations haletantes, les dents qui s’entrechoquent,… Mes yeux se sont endurcis, mais pas mes oreilles. C’est étrange, non ? Cet après-midi a été infernal, on courait dans tous les sens, on ne savait plus où donner de la tête. Je n’ai même pas eu le temps d’aller discuter avec Jean. Pourtant, j’aurai bien eu besoin d’entendre sa voix ! Elle est si douce, si chaude, si agréable… Avec les rires de Paul et Lucien, ce sont les seules choses que j’ai plaisir à entendre en ce moment !

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05 août 1916 – Joséphine dit que je suis en train de tomber amoureuse de Jean. Je crois qu’elle a raison. Mais elle dit aussi que ce n’est pas bien, qu’un jour il va partir et que je ne le reverrai jamais. Je sais qu’elle a raison. Elle ajoute qu’en plus, je ne supporterai pas de voir son visage quand il n’aura plus ses pansements. J’ai peur qu’elle ait raison. Ça me fait peur. Je vais essayer de ne plus aller le voir. Mais il ne va pas comprendre, le pauvre. Il va croire que je suis fâchée ou pire, que je le laisse tomber ! Et puis, j’aime tant quand il me raconte son village, sa maison, ses parents, sa sœur et son frère qu’il adore et qui se bat, lui aussi. Parfois même, il me lit leurs lettres. Il me parle aussi d’Augustine, sa petite fiancée qu’il espère retrouver à son retour. Ça, ça me fend le cœur mais je ne dis rien.

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07 août 1916 – Je n’ai tenu que deux jours… Je suis revenue aujourd’hui voir Jean. Il va mieux il me semble. Voilà deux semaines qu’il n’a pas eu de fièvre. Le médecin dit que c’est bon signe. Les cauchemars par contre, eux, sont toujours bien là !

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09 août 1916 – Je suis si contente ce soir, et tellement excitée que je n’arrive pas à dormir ! J’ai envie de chanter, de danser, de sauter en l’air et de rire, de rire, de rire. C’est dur de me contenir, même si je me sens bien bête de me trouver dans cet état ! Le docteur Lemaitre est venu tout à l’heure examiner la jambe de Jean et il est autorisé à aller marcher un peu dans le jardin demain car elle est tout à fait remise : la méchante plaie que l’obus a ouvert sur sa jambe est complètement fermée. Il s’en tire avec une belle cicatrice et peut-être qu’il boitera un peu. C’est pour cela qu’il doit commencer au plus vite à faire des mouvements, pour rééduquer sa jambe. Tout cela, le médecin me l’a expliqué à moi, très sérieusement, car c’est MOI qui vais accompagner Jean. Et c’est LUI qui a demandé que ce soit MOI ! Il m’aime donc un peu, lui aussi ?

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17 août 1916 – Le docteur Girat est passé hier et lui a dit qu’on enlèverait son pansement à la fin du mois. Si la cicatrisation est correcte, il sera envoyé dans un hôpital de convalescence, plus loin à l’arrière. Et après quelques semaines, il pourra rentrer chez lui. Jean était fou de joie en me racontant cela. Moi j’étais effondrée à l’idée qu’il allait peut-être bientôt s’en aller. Mais je n’ai rien dit. Jean a bien vu que je n’étais pas aussi gaie que j’aurais dû l’être mais je n’ai pas osé lui dire pourquoi. J’ai juste dit que j’étais fatiguée.

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21 août 1916 – Encore une journée infernale. Je n’en peux plus. Depuis deux jours, il en arrive de partout, tous plus meurtris les uns que les autres. Est-ce mon imagination ? J’ai l’impression que cette guerre est de plus en plus cruelle… Quand donc tout cela finira-t-il ?

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27 août 1916 – Ouf ! ça y est, ça c’est un peu calmé. Presqu’une semaine à accueillir chaque jour des dizaines d’hommes dont il fallait s’occuper en urgence. Jamais je n’avais vu une telle fièvre dans les rangs des infirmières et des médecins. Je n’ai pas pu voir Jean depuis tout ce temps. Il me manque. Demain, nous irons nous promener tous les deux. J’ai hâte de me retrouver seule avec lui !

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28 août 1916 – Pendant notre promenade, Jean m’a annoncé qu’on lui enlevait son pansement demain. Il m’a avoué qu’il avait peur. Il veut que je sois avec lui. Je n’ai pas pu lui dire non. Mais mon Dieu que j’ai peur, moi aussi ! Peur de ne pas pouvoir le soutenir, peur d’être lâche, peur d’avoir peur de lui, peur qu’il s’en rende compte. Ce soir je voudrais juste pleurer dans les bras de quelqu’un. Maman, où es-tu ?

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29 août 1916 – Je suis désespérée. Comme prévu, j’ai aidé le docteur Girat pendant qu’il enlevait les bandages sur le visage de Jean. Je sentais son regard posé sur moi. Je savais qu’il attendait de se voir dans mes yeux avant de prendre le miroir. Quand j’ai vu son visage, mon cœur a chaviré. C’était atroce. Je m’accrochais à ses yeux, si doux, si noirs, si profonds. J’aurais voulu m’y noyer dedans pour ne plus voir le reste. Oh mon Dieu ! Il a compris et a saisi le petit miroir avec rage. Il n’a rien dit en se regardant mais il a serré la mâchoire si fortement et son regard s’est rempli de haine. Il m’a jeté le verre à la figure en hurlant « va-t-en ! ». J’ai eu si peur que j’ai obéi. Je n’aurai pas dû. Maintenant je regrette. J’aurais dû rester et lui dire qu’il était toujours le même pour moi. Je n’ai pas su.

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14 septembre 1916 – Jean s’en va dans deux jours et je n’ai toujours pas osé revenir le voir. Il me manque terriblement mais je me sens tellement honteuse et j’ai tellement peur de ne pas réussir à dépasser mon appréhension face à son visage déchiré. Je suis partagée entre l’envie de le voir et la peur de ne pas être à la hauteur. Et si je lui écrivais une lettre pour lui expliquer mes sentiments ? Joséphine irait la lui remettre, c’est sûr qu’elle ferait ça pour moi…

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15 septembre 1916 – Il a demandé à Joséphine que je vienne le voir. Il avait son regard doux, aucune trace de la haine de la dernière fois. Il m’a parlé de ma lettre, il m’a dit que j’étais jeune et que je ne savais pas ce que c’était l’amour. Je devais confondre avec la compassion, voire la pitié que j’avais ressentie pour lui. Et que, de toute façon, je trouverai un autre homme, un qui ne me ferait pas peur quand je me lèverai le matin, à côté de lui. Ses mots m’ont fait encore plus mal que ses cris de l’autre jour. Alors moi aussi j’ai crié, je me suis mise à pleurer, et je lui ai dit que c’était n’importe quoi, que je ne voulais pas le perdre et que je n’avais pas besoin d’être plus vieille pour savoir que j’étais amoureuse et qu’en plus, il n’avait que six ans de plus que moi. Et je me suis sauvée, rouge de honte, parce que tout le monde autour de nous avait entendu ce que je venais de dire.

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16 septembre 1916 – Voilà ça y est, il est parti. Je n’ai pas de mots pour écrire mon chagrin alors je laisse mes larmes couler sur cette page.

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21 septembre 1916 – La nuit dernière, j’ai rêvé de maman. Elle me tenait sur ses genoux, comme avant, quand j’étais petite. Sauf que là, dans mon rêve, j’étais comme aujourd’hui. Elle me caressait les cheveux et j’avais le nez enfoui dans son cou. J’arrivais même à sentir son odeur : mhmm ! C’était bon ! Les garçons disent que c’est pareil avec moi, ils me réclament souvent de venir sentir maman contre ma joue… Dans mon rêve, elle me parlait d’autrefois, du village, des voisins, de mon enfance, de papa. Et à la fin, elle me disait : « souviens-toi de tout cela ma chérie, de tout ce que tu peux garder en mémoire et nous continuerons à exister, où que tu sois et quoi que tu fasses ». C’est incroyable. En me levant ce matin, je n’avais plus de chagrin : je savais ce que je devais faire. Quand tout cela sera terminé, quand cette affreuse guerre aura pris fin, je partirai là-bas, chez lui, avec les garçons. De toutes façon, nous n’avons plus rien, plus de chez nous, plus personne qui nous attende. Alors, là-bas, au sud, nous aurons au moins du soleil. J’irai rejoindre Jean. Et je lui prouverai que je l’aime vraiment. Et, peut-être, si son Augustine n’a plus voulu de lui, alors lui voudra-t-il de moi ?

PS : Grâce à maman, je sais même peut-être comment apaiser les cauchemars de Jean.

PPS : J’arrête ce journal. Je n’ai plus rien à dire, plus rien à penser en dehors de mon espoir de le revoir un jour.

Myriam