Destination : 240 , La peur des mots
24 heures (Après-midi)
Aussitôt qu’elle avait posé ses fesses sur le velours élimé du fauteuil SNCF, la fatigue et les tensions accumulées au cours des dernières heures l’avaient littéralement submergée. Laurie s’était rapidement endormie dans son siège, bercée par le balancement du train qui filait, loin de la capitale, pour la ramener chez elle, à l’océan.
Ce fut la voix annonçant un arrêt de quelques minutes en gare qui la tira de son cauchemar habituel pour mieux la plonger dans l’enfer de la réalité. Les images de la veille, crues, violentes, s’imposèrent à elle dès qu’elle eut repris conscience.
***
« Certains mots font peur, avait-elle dit à Mounette quelques jours auparavant, mais ne pas les entendre est encore pire. »
C’est ainsi que Laurie avait expliqué sa décision de remonter le long du chemin de fer jusqu’à cette ville, cette banlieue, cette maison de laquelle elle avait été arrachée vingt-deux ans auparavant. Mounette n’avait rien tenté pour la retenir, elle connaissait trop bien la jeune fille maintenant pour savoir que sa volonté était de fer. Elle l’avait donc serrée dans ses bras, en espérant que ce n’était pas la dernière fois, et lui avait glissé dans la main la lettre contenant l’adresse exacte en lui demandant d’être prudente.
Six heures plus tard, Laurie était devant la villa, typique des années soixante-dix, un garage au rez-de-chaussée et l’appartement à l’étage, auquel on accédait par un escalier et un balcon longeant toute la façade. Elle avait dû attendre que sa locataire rentre du travail. Elle avait observé la silhouette avançant dans la pénombre de la soirée, essayant de reconnaitre un geste, une démarche, une attitude. Mais la personne en face d’elle ne réveilla aucun des souvenirs enfouis depuis si longtemps au plus profond de son inconscient. S’était-elle trompée ? Elle pensa faire demi-tour mais se ravisa : elle devait en avoir le cœur net.
- Madame Riobet ?, demanda-t-elle timidement au moment où l’inconnue tournait la poignée de sa porte.
- Oui ? Qui êtes-vous ?
- Je m’appelle… Laurie… Je voudrai vous parler…
- Me parler ? Je ne vous connais pas… Laissez-moi tranquille…
- Je vous en prie, c’est important. J’ai besoin de savoir, de comprendre ce qu’il s’est passé
- Je ne vois pas de quoi vous parlez ! Laissez-moi ou j’appelle les voisins.
- Vous ne pouvez pas me faire cela, toute ma vie j’ai attendu pour avoir des réponses… vous… tu … tu me dois bien ça… maman…
Les yeux de l’inconnue se rétractèrent et sa bouche se tordit tandis qu’elle saisit le poignet de Laurie avec brutalité. Tout son être dégageait une violence féroce qui effraya la jeune fille tandis que, se penchant à son oreille, une voix sourde chuchotait entre ses dents :
- Ne m’appelle jamais « maman », tu entends ? Pauvre fille ! Je ne suis pas ta mère et je ne le serai jamais… être mère, c’est désirer un enfant, le porter, l’accueillir, le mettre au monde. Ce ne pas subir, supporter la présence d’un parasite et souffrir pour qu’il vienne détruire toute votre vie ! Je n’ai jamais voulu de toi, j’aurai dû te laisser crever. Maintenant, disparait, hors de ma vue, hors de ma vie. Je ne te laisserai pas me détruire une seconde fois !
Elle avait repoussé Laurie avec tant de force que la jeune fille était tombée contre la murette. Laurie était sonnée, elle resta quelques minutes sans être capable de se relever. Tremblante, elle sentit venir en elle un sentiment étrange… une impression de déjà-vu… et soudain, les images du passé affluèrent dans sa mémoire, par dizaine, par centaines. Les cris, les coups, les pleurs, les lumières, la nuit, la faim, la peur, un carrelage blanc taché de rouge, un matelas sale et moisi, un balai, une bassine d’eau glacée, la peur, la peur, la peur… Ses oreilles bourdonnaient et elle s’évanouit.
- Mademoiselle ? Mademoiselle ? Vous m’entendez ?
Une voix inquiète parvint à se glisser un chemin jusque dans sa conscience. Elle ouvrit les yeux et vit une dame âgée qui la regardait intensément.
- Vous allez-bien, mademoiselle ? Voulez-vous que j’appelle les secours ?
- Non, non, tout va bien, je vous remercie madame, répondit Laurie en se relevant doucement. Vous pouvez rentrer chez vous, je m’en vais.
Sa démarche hésitante laissa perplexe la vieille dame qui n’osa pas insister. Laurie s’enfonça dans la rue sombre, sans savoir elle-même où elle allait. La peur s’était évanouie, laissant place à une fureur qui agitait son corps de spasmes douloureux. Maintenant qu’elle avait retrouvé son histoire, elle avait plus que jamais besoin de comprendre. Peu importe comment, elle obligerait l’autre à lui parler !
***
« Certains mots font peur, murmura-t-elle pour elle-même, mais parfois ce qu’ils révèlent est encore pire. »