Destination : 241 , Aiguillage temporel
24 heures (Soir)
« Le 26 Novembre 1974… je me souviens de cette date, elle est gravée dans ma mémoire à tout jamais. Toute la nuit, je suis restée l’oreille collée à mon poste de radio, le son réglé au plus bas pour ne pas réveiller mes parents ! J’ai écouté les débats et le discours de madame Veil, du début à la fin, j’ai vibré avec elle, blêmi en entendant ses détracteurs qui attaquaient son projet et le démontait, morceau par morceau, au nom de la bonne conscience. Quand ils ont terminé, quand l’Assemblée a rejeté ce projet de Loi, avec 284 voix contre 189, j’en ai pleuré de rage. Cette loi, c’était ma seule chance… et voilà qu’elle était réduite à néant…
Il ne me restait plus qu’à faire face et, en premier lieu, annoncer à mes parents que leur gentille fille, si brillante, si intelligente, qui venait de commencer de grandes études, avait tout gâché pour une stupide partie de jambes en l’air, même pas avec un type bien ou même un gars dont elle était amoureuse… Non, même pas ! Juste avec un pauvre mec qui passait par là, dans une soirée animée, sur fond de musique et de liberté sexuelle.
Mais je n’ai pas réussi à leur parler. Alors je me suis enfuie et j’ai été accueillie dans un foyer pour jeunes mères. Comme j’étais majeure, mes parents n’ont jamais été informés. J’ai vécu les mois suivants comme un cauchemar : chaque matin, je me réveillais en me demandant où j’étais, chaque matin, la cruelle réalité me frappait au visage. Et mon ventre grossissait, grossissait… J’en arrivais à penser que ça n’allait jamais s’arrêter, qu’après avoir fait exploser ma vie, c’était moi que le parasite allait faire exploser ! J’ai accouché dans une maternité de la ville, toute seule. Personne à mes côtés, personne non plus pour venir prendre de mes nouvelles. Les autres mères me donnaient envie de vomir et, chaque fois que je devais nourrir la créature, j’étais dégoutée. La vue de l’enfant, devoir le toucher… tout cela me répugnait.
Tant que j’ai pu rester au centre, je me débrouillais pour que quelqu’un d’autre s’occupe du morveux. Mais quand je me suis retrouvée seule, je n’ai pas supporté. Ma vie était fichue, mes amis, mes études, ma famille… J’avais tout perdu à cause de cette vermine. J’étais dans une colère noire et impossible à apaiser. Alors je me suis vengée. Je voulais faire disparaître l’intrus et reprendre ma vie d’avant. Un soir, c’est allé très loin. Trop loin. J’ai paniqué, je crois que je n’en pouvais plus. J’ai appelé le Samu. Ils t’ont trouvée dans la cuisine, tu avais un peu plus de deux ans. Ils t’ont emmenée à l’hôpital et moi, c’est la police qui est venue me chercher. Je suis partie en prison. Le procès a été éprouvant, surtout quand ils ont fait venir mes parents pour parler de moi. Je ne les avais pas revus depuis ma fuite et eux, ils avaient eus de mes nouvelles quand la police était venue leur raconter ce que j’avais fait. Tu comprends qu’après ça, il n’y avait plus rien entre eux et moi ! J’ai appris que tu avais été placée dans une famille d’accueil, en Bretagne. C’est comme ça que j’ai su que tu étais vivante. Mais en vérité, je m’en foutais. J’ai été condamnée et on m’a renvoyé en prison. J’y suis restée quatre ans et sept mois. Bien sûr c’était dur, mais j’en ai profité pour reprendre des études. Quand je suis sortie, je suis revenue ici et j’ai trouvé un travail. La ville est assez grande pour que tout le monde ne connaisse pas mon histoire. J’ai tourné le dos à mon passé et j’ai fait ma vie. Enfin ! J’ai été heureuse, vraiment.
Alors tu comprends que maintenant, je ne vais pas te laisser tout foutre en l’air une seconde fois. Tu voulais comprendre, tu voulais savoir, voilà, c’est fait ! Mais à présent, tu vas disparaitre de la vie, pour toujours…. »
Laurie regarda la femme avancer vers elle, un couteau de cuisine dans la main, se demandant ce qui lui avait pris de s’introduire chez elle en pleine nuit. L’autre était grande, costaude et portait en elle une telle rage, ranimée par l’amertume du passé qu’elle venait d’évoquer, que Laurie ne pourrait pas faire le poids. Mais elle était décidée à ne pas se laisser faire sans se battre… Elle n’était plus une petite fille terrorisée et sans défense… Elle était une femme et, elle aussi, avait de la colère à évacuer. C’est là qu’elle puisa sa force et, repoussant son assaillante, lui sauta à la gorge tout en essayant d’éviter la lame aiguisée. Surprise par cette attaque à laquelle elle ne s’attendait pas, l’autre recula et, trébuchant sur une chaise, tomba à la renverse. Laurie se jeta sur elle et c’est dans le corps à corps qu’elle réussit à retourner le couteau vers sa propriétaire. Elle enfonça la lame une première fois, puis une deuxième, une troisième fois. Le sang gicla sur le carrelage blanc de la cuisine. Cette fois, ce n’était pas le sien.
Elle transporta le corps dans la baignoire, puis nettoya consciencieusement toute la maison afin d’effacer toute trace de son passage. Elle enleva ses vêtements rouges de sang et les fourra en boule dans une valise, ainsi que le couteau. Elle vida les armoires, pris quelques vêtements trop grands pour s’habiller Elle fouilla l’appartement sans aucun ménagement, retournant les meubles, vidant les étagères, les tiroirs, les placards. Elle emporta tout ce qui présentait un peu de valeur : quelques bijoux, un ordinateur portable et l’argent qui se trouvait dans le porte-monnaie. Tout fut entassé pêle-mêle dans la valise.
Puis elle sortit de la maison, il était 3h45, il faisait nuit noire. La rue était déserte, éclairée faiblement par la lueur blafarde des néons qui peinaient à percer le brouillard. Il faisait froid, très froid. Tirant derrière elle la lourde valise, elle se mit en route…
« Faut-il être dingue ou désespérée pour trainer avec soi cette valise encombrante ? » se demanda-t-elle en longeant la rue. « Peut-être les deux… »
***
Simone VEIL, femme militante, réussit à faire entendre ses idées concernant l’avortement. C’est ainsi qu’après de longs débats, des nombreuses mésententes entre les députés, le 26 novembre 1974, le projet de loi sur l’avortement est présenté à l’Assemblée Nationale. Une nuit entière a été consacrée à son élaboration, une nuit tendue comme le précise Simone Veil. Environ 484 députés ont donné leur votes : 284 ont voté pour et 189 ont voté contre. Le projet de la loi sur l’IVG est ensuite adopté définitivement le 17 janvier 1975.
Le lendemain, Nathalie Riobet, jeune fille de 22 ans, franchissait discrètement les portes du Planning Familial de la ville où elle suivait ses études de droit. Elle ne parla jamais à personne de ce qu’il s’était passé ce jour-là. Par la suite, elle réussit brillamment tous ses examens et devint une avocate de renom. Toute entière vouée à sa profession, elle ne s’est jamais mariée et n’a jamais eu d’enfants. Elle s’est par contre battue, tout au long de sa carrière, pour faire entendre et respecter les Droits des Enfants et la répression des maltraitances infantiles. Elle fait ainsi partie de celles et ceux qui ont le plus ardemment défendu l’interdiction des Châtiments Corporels dans l’éducation des enfants.
http://jprosen.blog.lemonde.fr/2016/12/24/un-cadeau-de-noel-discret-linterdiction-des-chatiments-corporels/