Destination : 34 , Sous le soleil d'Ailleurs


L'Aube des Souvenirs

Aux premières lueurs de l’aube, le paquebot ralentit son allure pour entrer dans le port. Les passagers les plus matinaux aperçurent au loin les lumières de la ville, semblables à des milliers d’étoiles posées sur la colline.

Sasha s’était levée tôt et, rassemblant ses affaires, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir un sentiment de solitude face à la tache qui l’attendait. Elle n’était pas revenue ici depuis des années - depuis l’été précédant la mort de sa grand-mère en fait – et, à la joie de revoir cette ville à laquelle elle associait ses plus beaux souvenirs d’enfance, se mêlait la tristesse d’accomplir la tâche pour laquelle elle venait.

En sortant de sa cabine, elle rencontra le vieil homme sur l’épaule duquel elle avait pleuré la veille, tant il lui rappelait son père. Sa disparition brutale quelques jours plus tôt avait laissé un grand vide qu’elle aurait du mal à combler.

Son regard bienveillant se posa sur elle, et un merveilleux sourire empreint de bonté vint éclairer son visage ridé :

« Bonjour Sasha… comment vous sentez-vous ?

-Bien, répondit-elle. Angoissée, mais heureuse aussi d’exaucer son dernier souhait. »

Elle s’éloigna et dans son dos retentirent ces mots si souvent entendus dans la bouche paternelle « Mazel ou vrakha, chère Sasha ! ». Elle sourit et ne put empêcher des larmes de rouler sur ses joues « Chance et bénédiction, monsieur Shadira ! » lui répondit-elle.

***

L’arrivée au port se fit sans incident. En descendant la passerelle, son regard ne put s’empêcher de chercher dans la foule le visage de sa grand-mère, dont elle avait été pendant de nombreux et merveilleux étés le « soleil qui illuminait une deuxième fois ses journées ».

« Mamina », comme elle l’appelait affectueusement, avait aimé son fils d’une passion dévorante, exclusive et n’avait toléré son mariage avec la « française » que lorsqu’elle lui avait donné une petite fille, nouvelle merveille à cajoler. Chaque été, d’abord avec ses parents puis seule, de sa naissance jusqu’à ses douze ans, elle était venue ici, passer les deux mois de vacances auprès de la vieille femme qu’elle adorait. Et puis, quelques mois plus tard, alors qu’ils étaient loin, elle était tombée dans la rue. Une voisine avait appelé le médecin et le fils était accouru par le premier avion. Sa mère était morte dans ses bras et c’était lui qui s’était occupé de tout, l’enterrement, les papiers, la vente de la maison. Il n’avait ramené en France que quelques brimborions qu’il n’avait pas eu le courage de laisser derrière lui.

Sasha avait grandi, et, quelques années après, sa mère était partie pour refaire sa vie. Elle disait que son père ne l’aimait plus comme avant et qu’elle ne supportait plus de vivre avec un homme silencieux et solitaire, accaparé par un métier qui le passionnait. Maintenant que Sasha ne vivait plus à la maison, elle voulait autre chose pour elle que de rester seule toute la journée, dans l’attente des visites de sa fille et du retour de son mari. Ces différences qui les avaient si longtemps tenus dans le désir l’un de l’autre avaient fini par user leur amour. Elle s’était alors mise à voyager même si à chaque retour, c’était vers lui, vers la maison qu’elle continuait de revenir pour poser ses valises. Jamais elle ne racontait ce qu’elle faisait, ni avec qui elle était. Elle disait simplement d’où elle venait, montrait quelques photos. Elle s’installait dans la chambre maintenant déserte de sa fille et y restait quelques jours, quelques semaines, jusqu’au nouveau départ vers une destination connue d’elle seule.

Mais aujourd’hui Sasha était seule, sa mère n’avait pas voulu l’accompagner, disant que ce n’était pas sa place. Et, en un sens, elle avait raison. La jeune femme lui savait gré de la laisser faire ses adieux de cette façon, dans ce pays qu’elle aimait tant mais dans lequel sa mère s’était toujours sentie comme l'étrangère.

***

Elle remontait le quai pour rejoindre la ville quand une voiture klaxonna derrière elle. Un homme jeune conduisait une voiture décapotable. A ses côtés, Sasha reconnut Monsieur Shadira et compris qu’il s’agissait de son neveu, dont le vieil homme lui avait longuement parlé. Il lui expliqua brièvement que son oncle avait évoqué la situation dans laquelle elle se trouvait, et sa difficulté à savoir comment procéder. « Ceci pourra vous aider », dit-il en souriant et il lui remit un papier plié en deux avant de s’éloigner.

Elle les regarda partir puis jeta un œil sur la feuille qu’elle déplia. Elle contenait une adresse, celle d’une librairie dans une rue de la vieille ville. Un message, adressé à un certain Omar, disait ceci : « Je te remercie d’aider cette jeune femme. Elle t’expliquera ce qui l’amène dans notre ville. Je suis sûr que tu sauras lui donner de précieuses indications. Merci ».

Ne sachant pas vraiment par où commencer, Sasha décida donc de se laisser guider par cette main tendue et se dirigea vers l’adresse indiquée. Le vase pesait dans son sac mais ce n’était plus qu’une question de temps. Elle arriva devant la librairie juste avant midi. Un homme séduisant, d’une quarantaine d’années la reçut avec une voix chaleureuse :

« Bonjour mademoiselle. Puis-je vous aider ?

- Bonjour monsieur. Je cherche Anis, j’ai un message pour lui.

- C’est moi … »

Elle lui tendit le morceau de papier qu’il lut rapidement. Levant les yeux vers elle, il lui offrit un sourire magnifique et lui fit signe de le suivre à l’arrière de la boutique. Il lui servit un thé, son premier vrai thé à la menthe depuis des années, dont l’odeur inimitable fit remonter de délicieux souvenirs.

« Je vous écoute…»

***

En sortant de la librairie, Sasha se sentait rassurée. Elle avait trouvé chez Anis une oreille attentive et un homme généreux, prêt à l’aider. Elle ne pouvait s’empêcher de comparer cette gentillesse naturelle avec la méfiance habituelle de ses compatriotes.

Il était presque 15h et, en passant devant un café bruyant, elle se rendit compte qu’elle n’avait rien avalé depuis son petit déjeuner pris de bonne heure sur le bateau. Elle s’assit donc en terrasse et commanda un plat léger accompagné d’une bouteille d’eau plate. Tout en mangeant, elle repensait à sa conversation avec la libraire. Il lui avait indiqué un hôtel confortable mais sobre, loin des grands palaces touristiques de la ville. Une chambre lui était d’ores et déjà réservée et, sitôt son repas avalé, elle s’y rendit pour y déposer son sac. Puis elle profita de la douceur de cette fin d’après-midi printanière pour aller se promener dans les quartiers de son enfance, à la fois attendrie de retrouver des souvenirs et étonnée de voir les transformations, inévitables en quinze ans.

La soirée était déjà bien avancée quand elle rentra se coucher et, pour la première fois depuis une semaine, elle dormit d’une traite et d’un sommeil apaisé.

***

Son réveil la tira brusquement de ses songes alors qu’il faisait encore nuit noire. Elle avait rendez-vous avec Anis qui devait la guider à travers le labyrinthe des rues de ce quartier populaire. Ils marchèrent en silence le long des ruelles sombres et désertes, gravissant peu à peu le flanc de la colline qui surplombait la mer. Ils arrivèrent devant l’entrée d’un parc, évidemment fermé à cette heure nocturne, dont ils escaladèrent le portail sans faire de bruit. Sasha hésita un instant mais son compagnon attira son regard sur une silhouette qui, aussitôt, fit bondir son cœur.

Il était toujours là, les années n’avaient pas eu raison de sa puissante tranquillité et la jeune fille courut se jeter contre l’écorce rugueuse de l’olivier centenaire qui abritait les secrets de son enfance. C’était sous cet arbre, qu’un jour de l’année 1958, le grand-père de Sasha avait demandé à sa grand-mère de l’épouser ; c’était là aussi que, vingt-trois ans plus tard, son père avait annoncé son souhait de partir vivre en France. La maison avait été détruite, comme bien d’autres autour d’elle, pour donner naissance à ce havre de verdure enclavé dans la ville offrant aux visiteurs une vue magique sur l’horizon maritime, mais pas lui, dont les racines plongeaient dans cette terre depuis près de deux siècles.

Et aujourd’hui, c’est au pied de cet arbre que le père de Sasha voulait reposer pour l’éternité, dans le jardin de son enfance, face à la mer qui l’avait emporté loin de chez lui. Sasha ouvrit son sac à dos, en sortit le vase dont elle versa le contenu, pleurant et riant à la fois de l’audace de son geste.

Elle attendit ensuite le lever du jour, s’offrant le spectacle éblouissant des premiers rayons du soleil naissant dans son dos pour venir jeter sur l’eau des reflets d’or et de pourpre mêlés, tandis que le ciel s’éclairait d’une douce lumière rosée. Depuis toujours, c’était le moment préféré de la journée de sa grand-mère qui, toute sa vie durant, n’avait jamais manqué ce spectacle, excepté le jour de la naissance de son fils. Au cours de ses vacances, Sasha l’avait souvent rejointe pour savourer ce moment hors du temps, à la fois doux et fiévreux, loin de la chaleur étouffante qui ne manquerait pas de sévir quelques heures plus tard. Elle sourit, récitant à mi-voix les mots que lui avait transmis la vieille femme : « L’aube est cet instant d’éternité absolue, où le baiser furtif du soleil à la lune fait éclater la terre en mille couleurs somptueuses, révélant aux hommes toutes les promesses du monde. »

Puis elle rejoignit Anis près de l’entrée du parc et ils quittèrent rapidement les lieux, avant son ouverture officielle. Le libraire lui proposa alors d’aller prendre un petit-déjeuner et Sasha, plongeant ses yeux dans le regard si doux de son compagnon, accepta en se demandant si elle ne tenait pas là, elle aussi, une jolie promesse à venir…

Myriam