Destination : 350 , Sur Naturel
Effacement
Personne ne peut me croire, alors j’ai décidé de ne rien dire à personne, jamais. Ils me prendraient pour une folle, je serais, à coup sûr, enfermée dans un asile d’aliéné. Je fais donc semblant que tout va bien et, dans un certain sens, c’est la vérité. Car, de toutes façons, il ne peut rien m’arriver de pire que de mourir, n’est-ce pas ? Et ça, c’est déjà fait.
Comment je suis morte ? L’histoire est étonnante, vraiment. J’ai tout simplement, peu à peu mais de façon irrémédiable, perdu mes organes. Le foie d’abord, a disparu, puis l’estomac, les reins, les intestins, les poumons et, en dernier, bien sûr, le cœur. Ils se sont effacés progressivement de mon schéma corporel interne. L’avantage, c’est que je n’ai plus besoin de manger, ni de boire, ni de dormir, ni de respirer. J’ai continué quand même, d’abord par habitude, puis pour faire semblant. Enfin, j’essaie, mais parfois, j’oublie. J’oublie de plus en plus souvent, à dire vrai… je crois que mon cerveau s’efface à son tour…
Par contre, il y a quelque chose d’étrange dans cette façon de mourir, quelque chose que je ne m’explique pas. J’ai toujours cru, et mon éducation religieuse m’a toujours confortée dans ce sens, que lorsqu’on meurt, le corps disparait mais l’âme, elle, survit. Or moi, c’est l’inverse qui s’est produit : si mon âme s’est effacée, mon corps, lui, est toujours là. D’ailleurs, tout le monde me voit et continue d’interagir avec moi tout à fait normalement. Je ne peux décemment pas leur dire la vérité !
Je dois reconnaitre que je ne m’en tire pas trop mal, de ce point de vue-là, j’arrive presque parfaitement à donner le change. Je dis bien « presque » parce que, inévitablement, il m’arrive de commettre quelques maladresses. Ainsi, lorsque j’ai voulu me jeter d’un pont pour expérimenter la sensation de flotter dans l’air… Un ami m’a retenu au dernier moment et ce geste m’a valu un séjour de quelques mois en psychiatrie où le médecin-chef, un incapable fini, a diagnostiqué chez moi une forme très sévère de mélancolie. Mélancolie… Pfff, vraiment n’importe quoi !
Depuis cet épisode, je reste toujours sur mes gardes, attentive à ce que rien ne me trahisse, ni dans mes gestes, ni dans mes paroles. Une chose cependant me pèse, c’est la solitude. Car j’en suis convaincue, il ne peut pas en être autrement : il y a forcément, comme moi, d’autres damnés sur la terre ! Mais comment les rencontrer, comment les reconnaitre et me faire reconnaitre puisque notre existence est fondée sur le secret ? C’est pour moi un casse-tête inextricable…
J’aimerais rencontrer un autre comme moi, partager avec lui mes questionnements et mes hypothèses. Enfin, mon hypothèse, car après avoir tourné les choses dans tous les sens, je suis arrivé à la seule conclusion possible : je suis damnée ! Ainsi, après ma mort, mon corps a continué d’exister tandis que mon âme s’est effacée dans un abime infernal. Ce qui explique, par ailleurs, que je ne ressente plus aucune émotion ni aucun sentiment de familiarité, non seulement face aux personnes qui pourtant se disent proches, mais aussi face à mon propre reflet dans le miroir.
C’est une sensation étrange, croyez-moi, que d’avoir toute sa conscience alors qu’on a perdu son âme ! Un peu comme une mécanique vide mais à l’intelligence intacte. L’image est saisissante mais correspond bien à ma réalité : je suis comme une coquille vide. Je reconnais cependant que, même avant de mourir, j’ai souvent déjà eu cette impression !
Mais chut, je me tais, quelqu’un vient…
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NOTES DU DOCTEUR COCHART, Hôpital Psychiatrique de Toulouse
« JEUDI 29 JUILLET 2021 : Reçu ce jour, en placement d’office sur avis de la famille et du médecin traitant, une jeune fille de 24 ans, Anna O. souffrant au plan physiologique d’un état de dénutrition et d’hygiène déplorable. Sur le plan psycho-comportemental, la patiente est très agitée avec propos incohérents et refus de tous soins, même élémentaires. Placée sous anxiolytiques par intraveineuse et mise en place d’un protocole nutritionnel d’urgence. Hypothèse d’un syndrome de Cotard à vérifier, compatible avec les antécédents de passage à l’acte et les propos hallucinatoires de la patience. »