Destination : 38 , Petites annonces ambiguës
Annonce Matrimoniale
- Mamie, mamie …. C’est quoi ce morceau de journal collé sur le carton ?
- Lou ! Où as-tu trouvé cela ? Tu as fouillé dans ma chambre, n’est-ce pas ?
La fillette, surprise par la dureté inhabituelle de la voix de sa grand-mère, baissa la tête, tandis que de grosses larmes lui montaient aux yeux. Voyant cela, la vieille femme s’attendrit et reprit d’une voix plus douce :
- Allez, ne pleure plus ma chérie… Tu sais que je n’aime pas quand tu as du chagrin. Viens-là, dans mes bras… Tu comprends, dans ma chambre, il y a toutes mes affaires et cela ne se fait pas d’aller fouiller dans les affaires des autres. C’est d’accord, tu ne le feras plus ?
- Oui mamie, hoqueta la petite Lou, c’est promis.
- Alors voyons, montre-moi ce papier… Sais-tu ce qu’il y a écrit dessus ? Voyons si tu as bien travaillé à l’école avec ta maîtresse et lis-moi ce qui est noté.
Lou, soulagée de ne plus sentir sa grand-mère fâchée, était fière de lui montrer que, du haut de ses six ans, elle arrivait à déchiffrer les lettres sans presqu’aucune hésitation : « Ga -gard- de d’en-fants, J. F. a-ni-me en-fants lors de vo-tre ma-ri-a-ge, ex-p et ref ». Interloquée, la fillette releva la tête :
- Ça veut dire quoi mamie ? Je comprends rien…
- Ça, ma chérie, c’est une petite annonce, passée dans le journal, il y a bien longtemps. Regarde au dos du carton il y a une date : 16 juin 1928.
- Et ça sert à quoi, une petite annonce ?
- En général, cela permet de proposer quelque-chose en échange d’autre chose, entre des personnes qui ne se connaissent pas.
- Et là, dans celle-là, c’est quoi qu’on échange ?
- Cette annonce, c’est pour une jeune fille qui proposait de garder les enfants pendant les mariages, pour que les adultes puissent s’amuser entre eux. Après, les mariés et leurs familles lui donnaient un peu d’argent.
- Et c’était qui, cette dame ?
- Et bien, ma Lou, c’était ma maman.
La fillette se tut quelques instants, le front plissé, réfléchissant à ce qu’elle venait de découvrir. Sa grand-mère restait elle aussi silencieuse, les yeux dans le vague, plongée dans ses souvenirs.
- Mamie ? Ta maman, c’est mamie de l’hôpital ?
- Oui, tu te souviens quand je t’ai amenée la voir ?
- Oui… elle avait quel âge quand elle gardait les enfants ?
- Pas tout à fait quatorze ans.
- Et elle n’allait pas à l’école ?
- A ce moment-là, elle n’y allait plus. Il fallait qu’elle travaille pour aider ses parents.
- C’est elle qui avait mis l’annonce dans le journal ?
- Non, c’est sa mère mais c’est elle qui l’a écrit parce-que sa maman ne savait pas.
- Et elle était d’accord, elle voulait bien garder les enfants ?
- Tu sais, à cette époque, il n’y avait pas vraiment le choix. Et puis, c’était pour tout le monde pareil alors on ne se posait pas la question.
Chacune replongea dans ses pensées. Distraitement, la grand-mère caressait les cheveux de Lou, maintenant assise sur ses genoux, qui se laissait bercer. Soudain, elle s’agita :
- Et elle faisait ça souvent ?
- Seulement quand il y avait un mariage dans les environs. Mais comme elle aimait beaucoup les enfants et qu’elle savait s’en occuper parce qu’elle avait deux petits frères, on lui demandait souvent de venir. Et elle, comme ça, elle gagnait un peu d’argent.
- Elle était contente de travailler ?
- Oh oui, elle était contente quand elle partait s’occuper d’enfants. Elle pouvait jouer avec eux, souvent elle avait même le droit de manger les bonnes choses qu’on leur servait pour le mariage. Pour elle c’était comme des vacances. Et puis, elle adorait être avec les petits… d’ailleurs, c’est devenu son métier.
- Comment ça ?
- Quand elle a eu seize ans, la femme du domaine du Mornier a eu des jumeaux et elle cherchait quelqu’un pour l’aider. Sa cuisinière, qui était une amie de la famille, lui a parlé de grand-mamie et c’est comme ça qu’elle a travaillé chez eux. C’est même là qu’elle a rencontré grand-papi, ils se sont mariés quelques années plus tard.
- Elle est restée longtemps ?
- Un peu moins de dix ans. Jusqu’à la guerre. A ce moment-là, toute la famille est partie se réfugier dans le sud de la France. Ils auraient voulu l’amener avec eux, mais elle n’a pas voulu laisser ses parents. Et puis, elle avait aussi sa famille et elle était enceinte d’un troisième enfant.
- C’était toi !
- Bravo ma chérie. Oui c’était moi…
Un nouveau silence s’installa, bientôt interrompu par la fillette, intriguée par cette histoire qu’elle était en train de découvrir.
- Mais alors, elle ne les a jamais revus, les jumeaux ?
- Si, mais pas tout de suite. Après la guerre, ils ne sont pas revenus ici et leur maison a été vendue. Quelques années après, je me souviens un soir, j’avais alors quinze ans, en rentrant de l’école, j’ai trouvé maman qui pleurait en serrant contre elle un monsieur que je ne connaissais pas : c’était le garçon, qui avait fait la route depuis Nice pour revoir sa nounou, celle qui s’était occupé de sa sœur et lui avant leur départ.
- Et après ?
- Il a continué de venir de temps en temps. Et puis il s’est finalement installé ici, après être tombé amoureux d’une fille du coin.
- Alors, je le connais ?
- Heu, je crois que oui ! Tiens, justement, va l’embrasser, il arrive du jardin avec un panier de framboises, qu’il a spécialement cueillies pour toi !
- Papiiiiiiiiiiiii !!!
La fillette, sautant des genoux de sa grand-mère, se précipita à la rencontre du jardinier et, lui prenant la main, remonta avec lui l’allée qui menait vers la maison. Un peu plus tard, attablée devant le pot de crème dans lequel elle trempait les framboises et les doigts, Lou se tourna vers sa grand-mère et lui dit :
- Maintenant je comprends pourquoi tu dis que grand-mamie est retombée en enfance. Elle aimait tellement les enfants que, plutôt que mourir vieille, elle préfère redevenir comme eux !