Destination : 166 , Présentations figurées


L'Armoire

La lourde porte de bois massif, toute d’un pan, s’ouvre en grinçant sur ses gonds.

Une main fine s’avance. La peau est claire, les ongles courts et soignés, laqués seulement d’un vernis transparent. Une silhouette féminine se détache dans l’encadrement et vient déposer son chargement sur l’une des étagères. Un instant, ses doigts caressent les trésors entassés. Distraitement, elle en prend un, le porte vers ses yeux gris cerclés de fines lunettes …

Un cri interrompt sa rêverie : « Maman ! … Mamaaaaaan ! »

Elle repose l’objet à sa place et soupire en refermant la porte, replongeant son contenu dans la pénombre. Elle s’éloigne d’un pas rapide : « Les enfants ! Arrêtez de vous chamailler… »



A l’intérieur de l’armoire, une voix se fait entendre :

- Psssst ! Le nouveau …. Psssst ! Tu m’entends ? Comment tu t’appelles …

- Heu, moi ? Eh bien, « Un été sans les hommes » de Siri Hustvedt… et toi ?

- Encore un étranger ! Moi, c’est « La Mare au diable », de George Sand. Je suis le plus ancien ici.

- Ah bon ? Et depuis quand tu es là ?

- 27 ans mon cher monsieur que je partage la vie de notre propriétaire… c’est sa grand-mère qui m’a offert, pour ses dix ans. Enfin, j’étais avec «Histoires comme ça » de Rudyard Kipling. Mais il n’est plus là …

- Où est-il ?

- Elle l’a sorti il y a deux mois pour le raconter aux enfants… qu’est-ce qu’elle a pu nous lire et nous relire ! Pendant des années, on a fait partie de ses compagnons les plus fidèles …et d’ailleurs, je peux dire sans prétention que nous sommes à l’origine de toutes ses lectures ultérieures… Et qu’est-ce qu’elle pouvait lire, à cette époque-là ! Tout ce qui lui tombait sous la main … Sa mère s’est souvent fâchée pour l’envoyer prendre l’air et jouer dehors avec ses sœur… Et même le soir, cachée sous les draps, avec une lampe de poche… Pas étonnant qu’elle soit myope comme une taupe !

- Et vous êtes nombreux ici ?

- Je ne sais pas compter moi ! Mais ce qui est sûr, c’est qu’on n’est pas tous là. Il y en a encore qui sont rangés chez ses parents. Elle dit qu’un jour, quand les enfants seront plus grands, elle organisera une pièce rien que pour nous et nous y serons tous réunis… Elle y mettra même ceux de sa mère et de sa grand-mère, parce-que chez elle, faut croire que le gène de la lecture se transmet de mère en fille…

- Et qui est là, alors ?

- Oh, il y a les livres de poche, les polars et les romans noirs, les philosophes, les auteurs étrangers, les français, les bd, les romans historiques, les sagas, … Pfffou ! Je ne peux pas te dresser une liste moi…Voyons …Les gars ? Lequel d’entre vous est arrivé après moi ?

- Ben, c’est moi …

- Qui ça toi ?

- « Le Grand secret » de Barjavel…je suis arrivé quand elle était au collège. Elle avait étudié mon frère « Ravage » en classe et, quand elle m’a trouvé à la librairie du coin, elle a eu envie de me lire. Après moi, je crois qu’elle a quasiment lu tous les romans de mon père avec une nette préférence pour moi…Quatorze ans, c’est un âge tendre et fleur bleue, non ?

- Oui, peut-être, mais je te rappelle que moi aussi, elle m’a découvert cette même année et que, moi aussi, elle m’a dévoré … moi, la petite « Antigone », dans sa version réécrite par Jean Anouilh… et je l’ai tellement marquée que, des années plus tard, elle a rédigé un mémoire universitaire basé sur ma lecture…

- Ok, ok, les gars, ne vous battez pas ! De toute façon, si vous avez la parole, c’est bien que par ses lectures ou ses relectures, elle vous a donné une âme… Tu suis toujours le p’tit nouveau ?

- Oui, oui. Et après ?

- Après, c’est le lycée, et, comme tu peux aisément t’en douter, section littéraire. Donc des lectures très variées … sur l’étagère au-dessus de moi, les français : Camus, le théâtre de Sartre, St Exupéry, Boris Vian, Cocteau et pour les femmes Colette et Duras … un peu plus loin sur la gauche, les russes : Tchékov, Tolstoï, Pouchkine et, bien sûr l’incontournable Dostoïevski. Au fond, les romantiques : Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, Maupassant, Hugo et, le maître incontesté de cette armoire, mon cher Alfred.

- Alfred qui ?

- De Musset !!! Trois recueils de poésies et l’intégrale de ses pièces… Avec bien sûr, nos romans autobiographiques relatant, chacun dans sa version, notre histoire d’amour… mais je continue mon inventaire … tout à fait en haut, on touche à l’indigeste : les …

- Hé ! Ho ! Tu sais ce qu’ils te disent les indigestes ?

- Bon, ben allez-y, présentez-vous…

- Nous, cher nouveau venu, nous sommes les philosophes, les psychologues, les sociologues, bref ! Nous sommes ses années universitaires : quatre ans de psychologie, ça compte ! Alors, c’est sûr, on se lit moins facilement que vous autres, mais grâce à nous elle a appris plein de choses qui lui sont encore très utile dans son travail … et même dans sa vie, n’est-ce-pas Françoise ?

- Ça, je le confirme ! Le nombre incalculable de fois où elle m’a feuilleté depuis la naissance de ses enfants… Mais je ne me suis pas présentée… « Tout est langage » de Françoise Dolto. Et puis, je ne volerai pas la vedette à celui qui reste depuis quinze ans son œuvre psychologique la plus marquante : « Totem et tabou » de Sigmund Freud. Mais, entre nous, il parle avec un accent allemand très désagréable, alors je ne vais pas le déranger…

- Bien, maintenant que vous vous êtes exprimés, je reprends ma visite guidée. Nous avons donc terminé les deux étagères au-dessus de nous. En dessous, il y a d’un côté les polars et les romans noirs, avec au premier plan la trilogie des « Millénium » de StiegLarrson et l’intégrale de Fred Vargas, parce qu’elle a un faible pour le commissaire Adamsberg…

- Mais c’est vraiment un personnage extraordinaire … tellement humain avec ses défauts et attachant malgré son caractère… en plus, il vient du Sud-Ouest comme elle…

- Merci de tes précisions …c’était le petit dernier, « L’Armée Furieuse » qui faisait en quelque sorte sa promo… De l’autre côté, il y a les sagas : « Les enfants de la terre » de Jean M. Auel, parce qu’elle est fondue d’histoire et particulièrement de l’époque préhistorique mais aussi l’intégrale des « Harry Potter » de J.K.Rowling, qu’elle a dévorée pendant sa deuxième grossesse. Que veux-tu, elle aime les histoires qui la font voyager, c’est sa seule exigence !

- Voyager ? Comment cela ?

- Et bien, qui emballe son imagination …que ce soit vers un pays ou une époque, un récit biographique ou fictif, cela n’a aucune importance, tant que son esprit est emporté par les mots … Mais je poursuis, sinon, on n’en verra jamais la fin… Tout au fond, en bas, il y a les bandes dessinées : Hugo Pratt avec CortoMaltese, le « Peter Pan » de Loisel, Rosinski et Van Hamme pour « Thorgal », « Le Lama blanc » de Jodorowski, etc.

- Et, nous, on est où ?

- J’y viens, j’y viens. Nous, nous sommes sur l’étagère du milieu et, si tu regardes bien autour de toi, tu vas trouver un entassement hétéroclite, un drôle de mélange entre ce qu’elle appelle les « inclassables », les « coups de cœurs », les « à lire plus tard», etc.

On y retrouve, en vrac, « L’échappée belle » d’Anna Gavalda, « Terre des oublis » de Duong Thé Huong, « Répudiée » d’Eliette Abecassis, « La couleur des sentiments » de Kathryn Stockett, « Ulysse from Bagdad » d’Eric-Emmanuel Schmidt, « Le conflit – La femme et la mère » d’Elizabeth Badinter, « Madame Ba » d’Erick Orsenna, et d’autres encore qu’elle a lus ces dix dernières années, même si, entre le boulot et les enfants, elle lit beaucoup moins qu’elle le souhaiterait…

- Ah bon, …

- Mais dis-moi, toi qui vient d’arriver, tu connais celui qu’elle a commencé après toi ?

- Oh oui ! Je suis resté trois jours à côté de lui sur la table de nuit… Il s’agit d’ « Un traitre à notre goût » de John Le Carré…

- Tiens ? Encore un nouveau…

Myriam