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Burn-Out

C’était une belle matinée de printemps, chaude et ensoleillée. Assise au volant de ma voiture, je ne regardais qu’à peine le paysage qui défilait sous mes yeux. Il faut dire que je le connaissais ce trajet que je faisais deux fois par jour depuis des années !

Mais en cet instant, je me sentais surtout oppressée, envahie de pensées qui m’angoissaient toutes les unes plus que les autres. Voilà des mois que je ressassais ma situation, sans arriver à comprendre comment j’avais pu en arriver là ni comment je pouvais y mettre un terme.

Dix ans auparavant, j’étais arrivée dans cette boîte, pour un poste en or si l’on considérait mon maigre bagage : une maîtrise de psychologie, c’est à dire chaque fois trop ou pas assez pour les employeurs potentiels ! A vingt-cinq ans, je décrochais mon premier vrai travail.

Je m’y étais immédiatement sentie à l’aise. Mes missions étaient multiples, me permettant de ne pas être enfermée dans un profil de poste figé. Au contraire, cette place venait d’être créée, et tout était à construire.

Le chef de service connaissait son affaire : quinze ans qu’il était dans les murs ! Il m’a tout de suite fait confiance, me laissant une grande autonomie et adoptant avec moi une attitude protectrice, quasi paternaliste, qui me rassurait sur mes aptitudes professionnelles débutantes. Et c’est lui qui m’avait recrutée, justement pour ce profil qui avait jusque-là anéantit mes autres candidatures, et j’éprouvais à son égard une immense gratitude.

Et puis le service à évolué, en même temps que les positions hiérarchiques. Le chef de service est devenu directeur, et, insidieusement, les choses ont changé. La prise de pouvoir a fait émerger chez lui une personnalité jusque-là latente : celle du manipulateur. Mais cela, il m’a fallu des années pour en prendre conscience …

A cette époque, je voyais bien ce qu’il se passait : comment les personnalités fortes étaient progressivement écartées, parfois très violemment ; comment nos marges de manœuvres et notre autonomie de travail se réduisaient ; comment notre travail d’équipe était mis à mal et nos temps d’échanges contrôlés ; comment nous étions de plus en plus cloisonnés dans nos bureaux individuels.

Son discours à mon égard a également changé. Il disait que je ne trouverai jamais un aussi bon poste ailleurs, avec mon parcours universitaire et professionnel ultra-spécialisé dans notre secteur. Ces propos étaient tout à fait sensés et réalistes, je les ai donc parfaitement intégrés et ma gratitude s’est encore amplifiée, amenant avec elle son incontournable pendant : le sentiment de dette.

Les choses ont commencé à déraper après ma grossesse. J’avais choisi de reprendre le travail à mi-temps pour pouvoir m’occuper de ma fille. Régulièrement, j’entendais des petites remarques ambigües selon lesquelles mon temps partiel mettait à mal le fonctionnement du service et que mes absences se ressentaient sur la qualité de mon travail. Au sentiment de dette s’est alors ajouté celui de la culpabilité.

Tout s’est accéléré lorsque je suis de nouveau tombée enceinte. En quelques mois, j’ai été éjectée du bureau que j’occupais et envoyée dans un local extérieur, isolée de mes collègues et sans matériel fonctionnel. Mes missions de travail ont été progressivement diminuées, jusqu’à ne plus faire que ce dont personne ne voulait. Mes horaires n’étaient plus respectés, des réunions étaient sciemment planifiées sur mes moments d’absence, m’obligeant à venir en dehors de mon temps de travail pour ne pas être complètement écartée. Lorsque j’ai essayé d’en parler, il m’a répondu que je n’avais qu’à me rendre disponible.

Les remarques et comportements punitifs ou humiliants ont été quasi quotidiens pendant les semaines qui ont précédé mon départ en congé maternité. La seule chose qui me faisait tenir, était d’ailleurs cette perspective d’avoir quelques mois pour souffler et réfléchir. Je suis partie épuisée, tant nerveusement que physiquement, mais quel soulagement !

Enfin, pas pour longtemps. Il m’a téléphoné quatre semaines à peine après l’accouchement pour exiger que je lui donne la date de mon retour. Je lui ai répondu que je n’avais encore rien décidé et que je voulais le rencontrer au préalable pour évoquer mes conditions de travail, car il était hors de question que je reprenne dans les mêmes que précédemment. Cette remarque l’a fait rire, il m’a simplement rétorqué que je n’avais pas à faire la fine bouche au vu de ma situation, mais qu’il acceptait d’en discuter. Nous avons donc convenu d’un rendez-vous à son retour de vacances.

Pendant les deux semaines qui ont suivi, je n’ai quasiment pas dormi, tournant et retournant la situation dans ma tête. Lorsque le jour de notre rendez-vous est arrivé, je ne savais toujours pas quoi faire ni comment. J’ai repris mécaniquement cet itinéraire si familier auquel je ne prêtais aucune attention. Je ruminais mes pensées, le ventre serré et les tempes battantes.

Soudain, en haut d’une colline, le soleil est venu se cogner contre la vitre et j’ai été éblouie. Je me suis arrêtée au bord de la route, j’avais le souffle coupé : ma décision était prise. Je ne voulais plus avoir à m’inquiéter de la bonne ou mauvaise humeur de cet homme en arrivant le matin, je ne voulait plus être la cible de ces remarques, je ne voulais plus travailler avec un nœud à l’estomac.

Voilà des mois que je gambergeais, la tête enserrée dans un étau qui m’empêchait de souffler, de respirer, de vivre… et plus j’y réfléchissais, plus j’étais convaincue de l’absolue nécessité de prendre cette décision maintenant : il fallait que je parte. L’allègement soudain du poids qui pesait sur mes épaules en était la preuve indiscutable.

J’ai pris mon téléphone, appelé mon compagnon qui m’a simplement dit : « je suis avec toi ». Je ne savais pas où j’allais, ni comment j’allais y arriver mais j’étais convaincue d’une chose : cela ne pouvait pas être pire.

C’était la première fois que je prenais une décision aussi grave, et je ne m’étais jamais sentie aussi bien…

Myriam