Destination : 149 , Le retour


Révolution

Assise sur la banquette de cuir rouge, inconfortable au possible, je regarde défiler le paysage. Un regard sur ma montre m’indique qu’il n’est pas loin de sept heures.

Cela fait trois heures que j’ai quitté ma tante, la laissant dormir dans l’appartement.

Cela fait deux heures que je suis montée dans ce train, en espérant moi aussi trouver un peu de sommeil.

Cela fait une heure que je sais que je n’y parviendrai pas.



Je me revois, il y a six mois, dans l’autre sens du voyage. A tout juste dix-sept ans, je m’étais enfuie un soir, laissant derrière moi la ferme familiale et tout ce qu’elle contenait : le meilleur comme le pire.

Le meilleur, c’était ma sœur, Martine, qui avait deux ans de moins que moi. C’était aussi Jean-Paul, mon frère de dix ans. Et c’était Jacques, mais je ne le savais pas encore.

Le pire, c’était lui, le tyran qui régnait en despote sur notre maison. Le maitre des lieux, mon père. Celui que j’appelais « papa », et qui avait cessé de l’être le soir de mes treize ans.

Ma mère, je n’ai jamais su où la situer, aujourd’hui encore moins que lorsque je suis partie.



Je suis partie à la tombée de la nuit alors que le moment tant redouté approchait. Depuis quatre ans, tous les soirs, c’était le même scénario. Quand tout le monde était couché, il entrait silencieusement dans la chambre que je partageais avec Martine et, sans un mot, il me sortait du lit pour m’amener dans la grange. Quand c’était fini, je revenais m’allonger, gardant mes sanglots et ma douleur pour moi. Jamais ma sœur ne s’est doutée de quoi que ce soit.

Quant à ma mère, je ne lui ai rien dit, j’avais trop honte. Je pensais que c’était de ma faute, que j’étais une mauvaise fille, qu’elle ne m’aimerait plus.



La première fois que je suis tombée enceinte, j’avais quinze ans, et je ne m’en suis pas rendue compte. Je n’imaginais même pas que cela pouvait m’arriver. J’ai grossi un peu et, une nuit, je me suis réveillée dans mon lit inondé par un liquide qui s’écoulait d’entre mes cuisses et que je ne pouvais pas retenir. Puis j’ai eu mal, une douleur violente qui me tordait le ventre, me donnant l’impression d’une lame qui s’enfonçait entre mes reins. Je suis allé chercher ma mère, qui a tout de suite compris.



Elle m’a amenée à la grange, sans se douter que je m’y trouvais encore il y a quelques heures à peine. Elle n’a pas dit un mot, je voyais son visage ravagé par l’angoisse. Oh, pas pour moi ! Peur du village, peur des gens, de ce qu’ils allaient dire. Mais surtout peur de son mari : comment allait-il réagir ? Je pouvais deviner ses pensées derrière la barre de son front ; elle anticipait certainement la raclée qu’elle allait recevoir, pour n’avoir pas su protéger sa fille du péché, pour ne pas avoir été une bonne mère et ne pas m’avoir élevée comme il faut.



C’est là que, sans m’en apercevoir, j’ai commencé à lui parler. Je voulais qu’elle comprenne que le coupable, ce n’était pas elle. Alors je lui ai raconté, petit à petit, entre deux sanglots, entre deux douleurs, depuis le début. Son visage est passé de l’effroi à l’horreur, mais elle ne m’a rien reproché. Elle m’a alors avoué qu’elle se refusait à lui depuis qu’elle avait failli mourir d’une fausse couche, quatre ans après la naissance de Jean-Paul. C’est-à-dire quelques mois avant que mon calvaire ne commence.

Puis l’enfant est arrivé, me donnant l’impression d’être déchirée de part en part. C’était un garçon. Je ne savais pas quoi faire, et ma mère non plus …



On a raconté au village que c’était elle qui avait eu cet enfant. Oh ! Bien sûr, certaines mauvaises langues n’ont pas pu s’empêcher de dire des choses, mais nous nous en sommes toujours tenus à cette version. Elle a appelé le bébé Jacques, parce-que c’était le saint du jour. Ce bébé, je ne savais pas si je l’aimais ou si je le haïssais. Il était sorti de moi sans prévenir, et je le considérai comme un corps étranger. Ma mère le nourrissait avec du lait de vache, à mon grand soulagement : je n’avais pas été obligée de le nourrir au sein. Je n’aurais pas supporté qu’il me touche.



Elle a repris sa vie de femme auprès de mon père, pour qu’il cesse de me harceler. Mais il y avait pris goût, et il recommencé après quelques semaines, en m’interdisant de lui dire quoi que ce soit.



Et puis je suis à nouveau tombée enceinte. Mais cette fois, j’ai tout de suite compris. Alors je suis partie. J’ai quitté ma campagne et j’ai acheté un billet de train avec les quelques sous que m’avait donné ma marraine. Cela m’a couté plus de la moitié de mes économies, mais j’étais soulagée d’en avoir assez pour payer le billet et partir, le plus loin possible. Je suis allé à Paris.



En arrivant à la gare, j’avais juste un sac contenant quelques vêtements. Je serrais dans ma main un papier sur lequel j’avais griffonné à la hâte le numéro de téléphone de ma tante et son adresse, dans le quartier de Montmartre.

Je me suis arrêtée au premier bureau de poste et je l’ai appelée, elle est venue me chercher. Nous avons pris le métro et elle m’a ramené chez elle. Je lui ai simplement dit que je voulais essayer de trouver du travail, et que ma mère -sa sœur- était au courant de ma décision (ce qui était exact, j’avais laissé un mot sur la table de la cuisine).



Ma tante vivait seule. Elle avait élevé sa fille seule depuis la mort de son mari en 1951. Résistant, il avait été arrêté en 1944 et déporté vers un camp. A son retour, il n’était plus le même. Affaibli tant physiquement que moralement, il avait tenté de reprendre une vie normale. Ils avaient eu un enfant, mais cela ne l’avait pas empêché de se suicider alors que la petite n’avait que trois ans. Ma tante ne lui en avait jamais voulu, elle avait toujours eu conscience de la souffrance qu’il portait depuis son retour des camps. Il n’avait jamais rien raconté et elle n’avait jamais osé poser de questions. A sa mort, elle avait commencé à travailler comme couturière pour pouvoir vivre et subvenir aux besoins de son enfant. Petit à petit, elle s’était fait une réputation, et elle avait pu acheter son propre magasin et l’appartement situé au-dessus, dans lequel elles s’étaient installées.



Quand je suis arrivée à Paris, ma cousine venait d’emménager dans une chambre d’étudiant, pas loin de la Sorbonne, où elle suivait des cours de Littérature et de Philosophie. Moi, j’avais tout juste mon Certificat d’études, alors, à côté d’elle, je me sentais bête !

Ma tante m’a accueillie chaleureusement, me proposant de dormir dans la chambre de sa fille. Elle m’a même trouvé un travail chez une vieille dame qui vivait dans la rue, et qui avait besoin de quelqu’un le matin pour l’aider à faire le ménage et le repassage. C’était une vieille râleuse, jamais contente de mon travail, mais qui payait comptant et sans délai les heures effectuées.



Peu de temps après mon arrivée, je suis allée dans une rue misérable et j’ai interpellé une prostituée, lui demandant comment faire pour faire disparaître cette grossesse. Elle m’a regardé avec beaucoup de compassion et m’a indiqué une adresse. J’y suis allée. Une dame un peu brusque m’a reçue et, sans me poser de questions, a fait ce qu’il fallait. J’ai eu mal, j’ai perdu beaucoup de sang, mais cela s’est bien passé. Elle m’a assuré que je pourrais avoir des enfants plus tard. Mais ça, c’est hors de question !



Ma cousine, qui venait tous les mercredis manger chez sa mère, m’a emmenée avec elle, me présentant ses amis, tous très gentils avec moi. Je ne comprenais pas toujours leurs conversations très animées, où il était question de lutte, de révolution, d’égalité des classes, de bourgeoisie sclérosée, de libération sexuelle, de féminisme.

C’est là que j’ai rencontré Antoine. Il était beau et très timide. C’est quand même lui qui est venu vers moi et un soir, en sortant d’un café, il m’a embrassée. C’était la première fois que cela m’arrivait, et j’ai trouvé ça très agréable. Plus tard, nous avons fait l’amour et j’ai découvert que cela pouvait être un acte partagé et réciproque.

J’étais bien, j’avais des amis, je gagnais un peu d’argent, je vivais chez ma tante qui était très heureuse d’avoir quelqu’un avec elle le soir pour discuter.



Depuis mon arrivée à Paris, je pensais souvent à Jacques et à la relation que mon père nous avait volée. Un soir, j’étais avec ma tante et nous écoutions la radio. Une dame, qui s’appelait Françoise quelque-chose, animait une émission sur les enfants et elle disait que le plus important c’était de parler aux bébés, de leur dire la vérité parce qu’ils comprenaient tout ce qu’il se passait. Ses mots m’ont bouleversée. Je suis partie dans ma chambre, prétextant une fatigue soudaine et je me suis mise à pleurer, la tête enfoncée dans mon oreiller pour ne pas faire de bruit. Je m’imaginais que Jacques savait que j’étais sa mère et qu’il pensait que je l’avais abandonné. Cette idée me désespérait et, pour la première fois depuis sa naissance, je me suis pensée comme sa maman. Je le revoyais s’adresser à ma mère en la nommant ainsi, et cette image redoublait mon chagrin. Je me suis rendue compte à quel point j’avais besoin de lui, mais je ne savais pas comment faire.



Jusqu’à avant-hier.

Pour son anniversaire, je lui avais envoyé un ours en peluche que j’avais acheté. Pour me remercier, ma mère était descendue en ville pour me passer un petit coup de téléphone. Je lui ai parlé un moment, de choses et d’autres, de la pluie et du beau temps. Elle m’a parlé des progrès de « mon » fils, et chacune de ses phrases me brûlait le cœur. Je serrais les dents pour ne pas trahir ma souffrance.



Et puis elle m’a passé Martine. Dès les premières secondes, j’ai su qu’il y avait un problème.

Je lui ai demandé comment elle allait.

Il y a eu un grand silence puis trois mots, d’une voix blanche : « Viens me chercher »

J’ai immédiatement compris et, lorsque je lui ai demandé « il t’a fait du mal ? », elle s’est mise à pleurer.

Je lui ai répondu « j’arrive » et j’ai raccroché.



Je me suis effondrée au milieu du salon. J’étais folle de chagrin et de colère, contre lui, contre ma mère, contre moi. Naïvement, j’avais cru qu’il n’en avait qu’après moi. Quelle sotte !

Devant ma crise, ma tante m’a questionnée. Je lui ai tout raconté.



Et me voilà. Ou plutôt, me revoilà.

En arrivant à la gare, je vais prendre l’autobus pour rejoindre mon village. De là, j’irais à pied jusqu’à la ferme. Et, quoi qu’en dise les voisins, je ferai ce que j’ai à faire. Je n’ai plus peur.



Ma tante m’a donné un peu d’argent. Je prends Jacques et Martine avec moi. Je les ramène à Paris.

Je nous sors de là, je nous sors de l’enfer.

J’irais voir cette femme docteur que j’ai entendu à la radio, je lui raconterai tout et elle, elle me dira ce que je dois dire à Jacques pour qu’il m’aime.

Autant que moi.

Myriam