Destination : 163 , Au pays du soleil levant


Shinpû (Vent divin)

Je m’appelle Hideaki, ce qui, en japonais, signifie « sagesse ». J’ai 19 ans.



Sous mes pieds, l’immensité de l’océan Pacifique. Au-dessus de ma tête, un ciel sans nuages.

Je flotte dans un monde irréel, entre bleu et bleu, sans arriver à croire que je suis assis dans cet avion.

J’ai décollé depuis une dizaine de minutes et je sais que mon vol ne durera que 3 à 4 courtes heures.

A ma gauche, huit petits appareils identiques au mien.

A ma droite, mon camarade Liam. Nous nous connaissons depuis quelques semaines, depuis mon arrivée à Kyushu en fait. Nous avons le même âge et nous venons tous les deux de finir nos études dans la prestigieuse université de Tokyo, mais, nos choix d’orientation n’ayant pas été les mêmes, nous ne nous étions jamais rencontrés. A cet instant, je me demande d’ailleurs si nous aurions été amis dans d’autres circonstances…

Moi, discret, renfermé sur moi-même, issu d’une famille de la vieille noblesse et ayant grandi dans une éducation rigide, gouvernée par des questions d’honneur et de respect inébranlables.

Lui, extraverti, rieur. Fils d’un commerçant qui avait fait fortune avec les occidentaux, et qui avait d’ailleurs épousé une femme de là-bas dont leur unique fils avait hérité du franc-parler.

Là-bas, à Tokyo, j’aurai été choqué par sa liberté de ton et son manque de retenue. Ici, son caractère avait quelque chose d’ironiquement rassurant.



Mon diplôme d’ingénieur en poche, j’avais, comme la majorité de mes compagnons d’université, rejoint les forces militaires de mon pays. Alors que pendant plusieurs mois, nous étions restés à l’abri des combats (l’Empereur voulait conserver son élite intellectuelle pour son futur empire), tout avait changé au cours de l’été dernier. Les avancées de l’ennemi étaient de plus en plus précises, et les armées s’approchaient dangereusement de notre pays.

Un matin, au cours d’une cérémonie très solennelle, nous avons appris que nous appartenions désormais à la Tokubetsu Kôgetaï Tai Shinpû, c’est-à-dire « l’unité d’attaque spéciale Vent Divin ». On nous a expliqué que c’était un honneur pour nous et nos familles d’appartenir à cette unité, que nous avions été spécialement choisis pour accomplir ces missions. Nous étions une centaine dans la salle, nous avions entre 16 et 20 ans, et tous, nous avons blêmi en entendant ce discours. Nous avions tous compris la teneur de ces missions spéciales, mais pas un n’a protesté. Comme les typhons face à l’invasion mongole, nous devions empêcher l’invasion de notre pays, et ce, quel qu’en soit le prix.



Et puis, nous avons été transférés dans différentes bases. Moi, j’ai été affecté à Kyushu, au sud de Tokyo, au printemps 45. C’est là que j’ai rencontré Liam, il dormait sur la couchette à côté de la mienne. Nous avons discuté et peu à peu, nous sommes devenus amis.

Au cours des semaines qui ont suivi, nous avons vu partir nos camarades. Chaque jour, un nouveau départ, parfois deux, et rarement des retours.



Ce matin, j’ai été désigné. Liam ne voulait pas que l’on soit séparés, alors il a demandé à un autre de lui laisser prendre sa place. Ce qu'il a accepté, soulagé d’un sursis qu’il ne savait qu’éphémère.

Nous avons passé une matinée silencieuse.

Les autres, ceux qui restaient, n’osaient pas nous parler, ne sachant que dire. Nous-mêmes, nous étions hébétés, déjà ailleurs, essayant désespérément de retenir les quelques heures qui s’écoulaient.



J’ai rédigé une lettre à ma mère et une autre pour Hanaé, ma douce, ma tendre fleur, celle que j’aurai du épouser en rentrant de l’université. Je leur ai dit que mon honneur était grand de savoir que j’allais enfin combattre pour mon pays, et empêcher l’ennemi de nous détruire.

Je ne leur ai pas dit que j’avais peur, ni que j’aurai voulu être auprès d’elles.



On nous a réuni un peu avant midi, pour nous donner les dernières consignes, dans le hangar des avions. C’étaient de petits appareils, spécialement conçus pour nos missions. Le Commandant nous a salué un par un, puis il est parti. Nous nous sommes assis par terre, attendant l’heure.



Peu de temps après, un infirmier est passé pour donner discrètement à chacun une petite pilule blanche. Il nous a expliqué que cela nous aiderai à ne pas perdre courage, qu’il fallait la prendre environ une heure avant l’arrivée sur le site.



Le Commandant est revenu. Il nous a donné le nom de la cible : Okinawa. Chacun à notre tour, dans un silence respectueux, nous avons récité nos Tanka, en guise de poèmes d’adieu.

Etrangement, c’est celui de Liam qui me revient en tête maintenant :



« Telle une feuille

Qui, là, de l’arbre tombe,

Chantant le vide

Que sont les certitudes

A l’orée de l’automne ? »



Puis nous avons décollé.

Cela fait maintenant trois heures que je vole au-dessus du Pacifique, me dirigeant vers mon but. Nous sommes une dizaine de « Tokkotaï », c’est notre surnom.



Est-ce que j’aurai fait demi-tour, si j’avais été seul ? Cette question me hante…

A ce moment-là, je me rends compte que mes mains tremblent, s’agrippant violemment au manche de l’appareil. J’ai peur de faiblir, d’être lâche. Alors j’attrape dans ma poche cette petite pilule et je l’avale rapidement, espérant que personne ne m’a vu.



Bien sûr, j’ai pensé à fuir. Depuis des mois, je ne pense qu’à ça. Mais je n’ai jamais osé. J’ai trop peur de ce qui ne manquerait pas d’arriver : le déshonneur, ce qui signifie être rejeté par les miens et surtout, ne plus pouvoir me marier avec Hanaé : personne ne voudrait d’un lâche dans sa famille. C’était me condamner au Seppuku, la coupure au ventre de mes ancêtres samouraïs, pour racheter mon honneur : l’un ou l’autre, je préférai encore cette issue qui, je le savais, faisait au moins la fierté de mon père.

Alors j’ai suivi les ordres, comme beaucoup d’entre nous je pense, martelant mes journées d’un discours patriotique de plus en plus convaincant.



J’aperçois soudain l’archipel d’Okinawa.

Cela me rappelle le mont Fuji, la première fois que j’ai découvert cet endroit magnifique. J’avais dix ans, mon père m’avait amené faire le pèlerinage de cette montagne sacrée, j’ai été soufflé par la beauté des cerisiers en fleurs et la blancheur éblouissante du sommet du volcan.

J’avais dix ans, c’était le printemps.



J’aperçois les silhouettes sombres des navires ennemis.

Dix ans, cela me fait penser à nos voisins, à leur petit garçon qui aura un jour le même âge, et avec lequel je joue au ballon quand je rentre à la maison. Akio… il s’appelle Akio, ce petit bonhomme. J’imagine qu’il est chez lui, chez nous, là-bas, à quelques kilomètres d’Hiroshima.

Je m’accroche désespérément à l’idée que mon sacrifice va permettre de sauver mon pays et empêcher les américains d’arriver jusque chez nous, de détruire ma ville et de lui faire du mal …



J’aperçois la cible.

A quelques kilomètres au-dessous de moi, un porte-avion américain est posté. Ca y est, l’un d’entre nous décroche et se laisse tomber, provoquant une explosion qui alerte aussitôt les forces ennemies… Je regarde Liam, il me regarde lui aussi et lève lentement sa main gauche qu’il pose contre la vitre : trois, deux, un … son poing se ferme.

Je ferme les yeux et je pousse la manette à fond en hurlant : « Mamaaaan, Hanaaaaé, Akiooooo »…



Je m’appelais Hideaki, ce qui, en japonais, signifie « sagesse ». J’avais 19 ans.



Okinawa, 24 avril 1945.

Myriam