Destination : 170 , Journal d'un capitaine


Journal de l'Arbre

[Ce texte est la première partie d'un récit, dont la deuxième est présentée dans la dest.57]



28 Octobre 1979, 15h30 :

Agrippé à ma branche mère, je lutte comme un forcené pour ne pas lâcher prise. Depuis plusieurs jours déjà, le vent et les averses me mettent à rude épreuve. Je suis tellement bien, là, tout en haut. Et puis, j’ai peur de ce qui m’attend après. Je sais que peu d’entre nous auront la chance de survivre, la grande majorité de mes congénères ne résistera pas aux premières gelées.

Tout-à-coup, un grondement sourd résonne et des vibrations parcourent le sol, en un long séisme qui se répand des racines jusque vers les plus hautes branches. La secousse dure plusieurs longues minutes et malgré mes efforts, je ne tiens pas longtemps. Je tombe, et ma chute dure à peine quelques secondes qui me paraissent une éternité. Enfin, j’atterris sur un coussin moelleux de feuilles sèches.



30 Octobre 1979, 17H :

Voilà deux jours et deux nuits que je suis couché sur mon épais tapis. Je ne suis pas seul, nous sommes nombreux à patienter ainsi et chaque jour, de nouveaux frères et sœurs nous rejoignent, même si le nombre des chutes diminue peu à peu. Il ne doit plus rester grand monde là-haut !

Soudain, je perçois des trépidations qui se rapprochent peu à peu. L’une d’elle, plus prononcée, me semble être écrasée par un poids invisible. L’autre, plus discrète et sautillante, semble avoir du mal à suivre la première. Toutes deux s’arrêtent à quelques centimètres de moi. Je ressens alors des vibrations sonores, douces et tristes à la fois et brutalement, je suis arraché à mon nid confortable pour être aussitôt plongé dans un endroit chaud et sombre, protégé par une petite main qui me serre désespérément.

Mon cœur bat à tout rompre : mon existence va-t-elle donc se terminer ainsi ? Oublié au fond d’une poche et noyé à la première lessive ? Déposé dans une boite à trésors, au milieu de coquillages, plumes et autres brimborions découverts lors de promenades ? Je suis assez partant pour la seconde option, bien que je ne puisse pas vraiment exprimer ma préférence !



31 Octobre 1979, 11h30 :

Je n’en reviens pas ! J’ai passé la nuit sous un oreiller de plume, enserré dans la main qui ne m’a pas lâché depuis hier. Et nous voilà maintenant repartis, accompagné de la voix douce. Malgré ses efforts pour ne rien laisser paraitre, je perçois parfaitement le vide et la grande tristesse de son cœur.

Enfin, nous nous arrêtons. Après quelques minutes, la petite main me sort de sa poche et me dépose délicatement dans la terre. Elle me parle je crois, mais je ne comprends rien à la petite voix tremblante. Puis elle pose à mes côté un galet coloré, comme pour lui demander de veiller sur moi. Je suis enfin couvert de quelques centimètres de terre, bordé dans mon nouveau lit comme un tout-petit. Les vibrations sonores sont assourdies mais je les ressens encore. De l’eau est versée, elle s’écoule jusqu’à moi, me donnant ainsi les moyens de survivre. Parmi les ruissellements d’eau douce, se mêle une saveur salée dont je ne connais pas l’origine.

Enfin, ils s’éloignent et je m’endors doucement, blotti au fond de mon abri.



01 Novembre 1979, 15h50 :

Ils sont revenus. Je les ai sentis approcher et je sais que je reconnaitrai maintenant toute ma vie les vibrations de leurs pas. Ils sont resté quelques minutes, m’ont donné un peu à boire et ont échangé quelques mots. Je ne sais pas s’ils s’adressaient à moi, où si j’étais simplement le témoin invisible de leur échange. Les voix sont tristes, je ne sais pas pourquoi. Par contre je ressens cet espoir qui les habite depuis hier et je pense que j’y suis pour quelque chose. Je me fais la promesse de ne pas les décevoir, surtout la petite main.

25 Décembre 1979, 16h30.

Au début, ils sont venus me voir tous les jours. Ils restaient un moment, discutant entre eux, et me donnant un peu d’eau à boire avant de repartir. Leurs présence me fait du bien, même s’ils l’ignorent. Les vibrations de leur voix semblent s’apaiser au fil du temps et je ressens même parfois un peu de joie dans leurs intonations. Puis il a commencé à faire de plus en plus froid et ils ont espacé leurs visites. Ils venaient une fois de temps en temps, quand le temps le permettait. Moi je dors presqu’en continu, seules les vibrations de leurs présence arrivent à me sortir de ma léthargie cotonneuse, et je me rendors dès qu’ils s’éloignent.

Ils sont venus tout-à l’heure et j’ai à nouveau ressenti de la souffrance dans leur voix. Cela m’a fait beaucoup de peine. Vivement le printemps, je crois que nous en avons bien besoin tous les trois !



20 Janvier 1980, 14h45.

Ils ne le savent pas, mais depuis quelques heures, un véritable chamboulement s’est produit : ma coque a enfin éclaté, libérant mon cœur de son enveloppe protectrice. Un minuscule germe est apparu et je l’aide à chercher le chemin vers la lumière. J’ai hâte de revoir le ciel et de ressentir la chaleur des rayons du soleil sur ma tige naissante. Je sens que les jours sont plus longs, même s’il fait encore froid autour de moi.



12 Février 1980, 16h10.

C’est une magnifique journée pour venir au monde ! Il fait un soleil radieux et les températures sont vraiment douces pour la saison ! Des conditions idéales pour pointer le bout de mon nez… oh ! bien timidement pour une première sortie : une tige tremblante, avec à son bout ma première feuille fripée et recroquevillée sur elle-même… je suis loin de l’arbre majestueux que je serai adulte mais j’ai en moi une volonté inébranlable pour y arriver un jour !

Et puis, dans ma sève coule le sel de mon premier arrosage et de la promesse faite à la petite main.

Cela fait plusieurs semaines que je ne les ai pas revus… m’ont-ils oublié ? Je refuse de le croire et pourtant, je me sens triste et ne peut m’empêcher d’y penser… J’aimerai tant leur montrer mon nouveau visage, qu’ils me découvrent enfin…



26 Mars 1980, 14h30.

Hourrah ! Ils sont revenus ! Ils ne m’ont pas oublié ! Et je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul à avoir grandit… la vibration de la petite main est plus prononcée, moins sautillante qu’avant.

Quelle surprise je leur ai fait ! Ils ont failli ne pas me retrouver… heureusement, le galet coloré a gardé quelques traces de ses motifs, malgré les jours de mauvais temps. Et quand ils m’ont vu, ils n’en ont pas cru leurs yeux…

Au début, la petite voix a eu l’air déçue mais l’autre lui a parlé avec beaucoup de douceur et c’est vite passé. J’ai l’impression que leur chagrin est toujours là, mais un peu plus lointain, comme estompé, moins douloureusement présent que lors de nos premières rencontres.

Y suis-je pour quelque-chose ? J’ose y croire, et cette pensée me remplit de bonheur et de fierté, renforçant mon envie de m’élancer vers le ciel pour devenir le plus beau entre tous.



14 Juillet 1980, 10h30.

Ils viennent souvent me voir et, depuis quelques semaines, la petite main a même le droit de me rejoindre tout seul, sur son vélo. Je ressens sa fierté et son envie de devenir grand, même si parfois il verse sur moi un peu de son eau salée, dont je me nourris pour accroître ma force et ma résistance.

Je grandis imperceptiblement, et quelques feuilles chétives et menues m’habillent un peu. Je suis encore fragile et je profite des belles journées estivales pour me développer. Je ne manque pas d’eau : chaque jour, la petite main verse à mes pieds le contenu de son arrosoir.



28 Octobre 1980, 17h00.

Aujourd’hui, ils ne sont pas venus me voir… j’aurai pourtant bien aimé fêter mon premier anniversaire avec eux !

Voilà un an que je suis tombé de ma branche, et cela me semble si lointain que je doute parfois d’avoir vécu cette autre vie, si différente de celle que je vis maintenant !

Les jours ont raccourcis et il fait de plus en plus froid. Je sais que les mois qui s’annoncent vont être difficiles et que je vais devoir me montrer particulièrement résistant face aux éléments hostiles.



31 Octobre 1980, 16h00.

Que je suis bête ! Bien sur, pour eux, notre anniversaire, c’est aujourd’hui et ils ne l’ont pas oublié !

Au contraire, ils sont restés un long moment avec moi. Il y avait de la tristesse dans leurs voix quand ils sont arrivés et puis, elle s’est effacée peu à peu. Quand ils sont repartis, j’ai nettement ressenti l’apaisement de leur âme.

Il faut dire qu’ils n’ont pas chômé ! J’ai perçu leurs allées et venues, les manipulations autour de mon pied. Ils ont raclé le sol, arraché les mauvaises herbes, déposé une épaisse couverture de feuilles, de pailles et d’écorces séchées, et enfin remis le galet qui avait retrouvé ses belles couleurs.

Quand ils sont partis, la petite main m’a doucement caressé, pour me dire « au-revoir ». J’ai ressenti sa tristesse mais aussi de l’espoir et cela m’a rassuré : je suis certain qu’ils ne m’oublieront pas.



10 mars 1981, 14h00.

Ouf ! L’hiver est quasiment terminé et je suis sauf ! J’ai résisté au froid, à la neige, au gel et au vent. Je me suis plus ou moins endormi, somnolant pour ne pas épuiser toutes mes réserves nutritives.

Mais depuis quelques jours, le soleil refait son apparition et je me réveille lentement, chauffé par les rayons printaniers. J’ai continué de grandir, mais je sais que je vais entamer d’ici quelques semaines une formidable poussée de croissance de quelques bons centimètres. Ma tige est maintenant plus solide, c’est devenu un minuscule tronc qui s’est endurci au fil des semaines pour devenir du bois recouvert d’écorce. J’ai quelques feuilles, et miracle ! Mon premier bourgeon vient de naître…

Je n’attends plus que leur visite pour leur faire admirer mes progrès…

Ça y est…ils arrivent … je perçois leurs démarches et je me rends compte que la petite main a pris de la force et de l’assurance… les voix qui approchent sont vives et gaies … j’ai envie d’éclater de joie …

Vive le printemps !



30 Octobre 2012, 16h30.

Les années ont passées. J’ai continué de grandir, de m’épanouir au rythme des saisons et je suis aujourd’hui un bel arbre qui s’élève au-dessus du sol. Je suis loin d’avoir terminé ma croissance, mais j’ai encore beaucoup de temps pour y parvenir.

La petite main a continué de venir me voir régulièrement et puis, elle aussi a grandit et ses visites se sont espacées de plus en plus. Demain, cela va faire trente ans qu’elle m’a déposé dans cette terre, et presque dix ans que je ne l’ai pas revue. Si aujourd’hui je suis ce que je suis, c’est grâce à l’amour qu’elle m’a donné pendant mes jeunes années. Je lui en suis reconnaissant et je comprends que maintenant que je suis assez fort, elle me laisse me débrouiller seul…

Soudain, je perçois des vibrations qui me semblent familières … j’en suis sur, ce sont eux … mais ils ne sont pas seuls… il y a à leurs côtés de petits pas légers et sautillants, identiques à ceux de la petite main lors de notre première rencontre… ça y est, je perçois les vibrations de leurs voix : celle de la petite main s’est encore transformée, elle est plus grave et parle avec émotion à la petite voix qui écoute sans rien dire… tout-à-coup, comme une étreinte de reconnaissance tactile, les trois mains viennent se poser sur mon écorce, et je sens rayonner de leurs paumes une chaleur intense.

Je leur adresse alors le seul signe dont je sois capable : agiter mes branches pour en faire tomber à leur pied, comme une offrande, mes derniers fruits et feuilles de l’année.

Myriam