Destination : 41 , Trouvailles inattendues


Tonton Flingueur !

Quand je revis cette maison, dans laquelle je n’avais pas remis les pieds depuis près de deux décennies, ce fut pour la mort de mon oncle, qui y avait toujours vécu en loup solitaire. Aussitôt, des images de mon enfance ressurgirent dans ma mémoire. Je nous vis, mes frères et moi, déambulant dans ces pièces immenses au décor somptueux, éclairées par la lumière du jour que dispensaient largement les portes et fenêtres ornant chaque façade. Nous errions sans but et surtout sans bruits, tant était grande notre crainte de déclencher la colère de cet homme autoritaire, exigeant et finalement très antipathique. J’étais alors bien loin d’imaginer que je serais un jour le propriétaire des lieux, désigné par testament comme seul héritier de cette demeure qui me semblait aussi froide et hostile que son unique occupant.



C’était le frère de notre mère, aîné d’une fratrie de cinq enfants dont il était le seul représentant masculin. Si nous vivions plutôt modestement, il ne cachait pas sa fierté d’avoir réussi dans les affaires, trouvant là une raison évidente et suffisante de mépriser sa sœur et, plus encore, « les affreux marmots qu’elle avait eus avec son idiot de mari ».

Mais il était également mon parrain et, prenant cette fonction très au sérieux, il s’était mis en tête d’élever ma misérable condition. Aussi, une fois l’an, nous conviait-il tous les cinq chez lui, pour nous servir un repas assaisonné de bons conseils sur la façon de nous sortir de notre médiocrité.

Mes parents étaient loin de partager son avis ; ils étaient heureux et mon père gagnait suffisamment d’argent pour nous faire vivre correctement tous les cinq. A leurs yeux, c’était tout ce qui importait. Néanmoins, en parents aimants et conscients de leur situation, ils regardaient aussi plus loin, au-delà de nos épaules d’enfants, vers l’avenir. C’est pourquoi, chaque année, ils sacrifiaient à ce désagréable rituel qui se terminait invariablement par la remise d’une enveloppe destinée à financer mes études. Ce qui fut non seulement le cas, mais aussi celui de mes deux frères.



Lors de ces repas, nous nous rendions tous les trois complices d’un petit jeu enfantin, un pari innocent qui nous liait autour d’un secret ignoré de tous et dont l’enjeu portait sur les chaussures que porterait notre oncle ce jour-là. En effet, il avait une collection de chaussures à faire pâlir d’envie toutes les starlettes de la planète. Il possédait des centaines de paires qu’il fallait donc multiplier par deux pour en connaitre le nombre exact. Mais je n’ai jamais réussi à le déterminer car elles étaient soigneusement rangées dans leurs boites, méticuleusement alignées derrière un immense paravent que nous n’avions pas le droit de franchir.

Malgré son regard dur et sévère, j’étais fasciné par cet oncle qui pouvait assortir chacune de ses tenues à une paire de chaussures différente. Cela me semblait alors le summum de la richesse ! Je n’ai jamais su ni d’où ni comment lui était venue cette obsession, mais elle présentait l’avantage d’égayer un peu ces repas austères.



Je ne pus m’empêcher, en pénétrant dans la maison de mon oncle après tant d’années d’absence, de me demander ce qu’allait devenir cette collection, imaginant, non sans un sourire, la cohorte des neveux se battant comme des chiffonniers pour en acquérir les plus belles pièces…

Mais ce qui excitait le plus ma curiosité, c’était de savoir quelles seraient les chaussures qu’il avait choisies pour son dernier voyage. Et, la veille, je n’avais pas résisté à l’envie de téléphoner à mes frères pour parier, une dernière fois, sur la couleur et la forme de celles que nous allions découvrir aujourd’hui à ses pieds, au moment de sa mise en bière.



Ma déception fut donc immense lorsque je me retrouvai devant le cercueil, sur lequel le couvercle avait déjà été scellé. Interloqué, je me tournai vers mes cadets, arrivés peu de temps avant moi, et leur adressai un regard interrogatif. Ils me répondirent par un geste d’ignorance, levant les mains en signe d’impuissance puis désignèrent ma mère d’un mouvement de tête.



Elle se tenait à l’autre bout de la pièce et me tournait le dos, mais je reconnus sans peine sa petite silhouette ronde, au milieu de celles de ses sœurs. Elles discutaient à voix basse, cependant leurs gestes trahissaient une certaine nervosité. Je me dirigeai vers elles pour saluer mes tantes et embrasser ma mère, profitant de mon arrivée pour les questionner. Je leur demandai la raison de cette si grande rapidité, quelques heures seulement après le décès de mon oncle dont le corps avait été découvert la veille au soir.

Mes tantes eurent un regard gêné tandis-que ma mère m’expliqua, sur le ton de la confidence, que mon oncle avait volontairement mis fin à ses jours, en absorbant un poison qui l’avait rendu méconnaissable. Il était à tel point défiguré qu’avec ses sœurs, elles avaient jugé préférable de le cacher aux yeux des visiteurs venus lui rendre un dernier hommage.



Et malgré son affreux caractère (à croire que l’argent achète toutes les convenances), le nombre de ceux qui défilèrent devant le cercueil fut impressionnant ! Il était près de 23 heures quand les derniers s’en allèrent. Ma mère s’effondra sur une chaise, imitée par ses sœurs, épuisées comme elle d’avoir reçu, accueilli, souri, accompagné, salué et même remercié toutes ses âmes charitables -mais quelque-peu hypocrites-, venues soupeser le poids du chagrin familial.

Je m’approchai de ma mère et de mes tantes et leur proposai d’aller se reposer, en perspective de la journée du lendemain qui promettait d’être toute aussi harassante, avec la cérémonie religieuse suivie de l’enterrement. Je lui promis que nous resterions là, mes frères et moi, toute la nuit, pour veiller le corps du défunt.



Dès qu’elles furent parties, je me précipitai au garage situé au fond du jardin, tandis que mes frères fermaient la maison, rabattant les volets sur toutes les portes et fenêtres. De mon côté, je fouillai le bric-à-brac de la remise, jusqu’à ce que je mette la main sur l’objet de ma recherche : la boite à outil ! Je revins en courant et m’engouffrai dans la maison, regardant mes frères avec un grand sourire. Notre vieille connivence ressurgit immédiatement, balayant d’un revers nos derniers scrupules : « NON DE NON ! NOUS ALLIONS CONNAITRE LA REPONSE ! »



Nous nous approchâmes du cercueil. Il s’agissait d’une pièce magnifique, taillée dans un bois précieux dont nous imaginions sans peine le prix. Non sans mal, nous réussîmes à sortir les chevilles une par une, veillant à ne pas abimer quoi que ce soit ou, tout au moins, le plus discrètement possible. Quand elles furent toutes desserties, nous soulevâmes ensemble le couvercle qui semblait peser une tonne, pour le déposer contre le mur, juste derrière nous. Puis nous nous retournâmes et nos regards se posèrent aussitôt sur les pieds du défunt.



Quelle surprise ! Ou plutôt, je devrais dire : quel choc !!!



Nous faillîmes tomber à la renverse quand nous découvrîmes deux charmants escarpins à talons aiguisés, d’une belle couleur rouge, chaussant des pieds qui me parurent, par contraste, immenses. Je n’imaginais pas qu’une telle pointure puisse exister dans les rayons des dames…



Abasourdi, nos regards remontèrent le long des chevilles jusqu’au bas des cuisses, le tout parfaitement épilé. Le reste du corps était moulé dans une robe fourreau du même rouge que les chaussures. Un décolleté plongeait sur une poitrine qui, après vérification (oui, oui, nous avons osé), se révéla fausse. Les épaules nues, les longs bras maigres reposant le long du corps étaient eux-aussi débarrassés de tout poil. Il nous fallut voir le visage pour comprendre, car, malgré le rouge à lèvre écarlate et la perruque blonde, nous reconnûmes les traits durs et secs de notre oncle.



Nous ne pûmes contenir le fou-rire qui nous saisit et dura une bonne partie de la nuit.



Le lendemain, lorsque nous rejoignîmes la famille devant l’église, nous arborions tous les trois une magnifique cravate dont la couleur fit bondir ma mère. Je me penchai vers elle pour lui expliquer à mi-voix que nous voulions seulement rendre hommage à notre oncle dont c’était la couleur préférée. Elle pinça les lèvres, mi- scandalisée, mi- amusée, mais ne dit mot. Après-tout, elle venait de se faire prendre en flagrant délit de mensonge par ses fils…



Finalement, après la cérémonie, la collection de chaussures de notre cher oncle ne fit pas le bonheur des neveux, pas même celui de ses nièces dont aucune, à l’instar des sœurs de Cendrillon, ne possédait la pointure adéquate ! Quant à la maison, qui était immense et pour laquelle je n’avais aucune attache particulière, je décidai de la vendre et partageai la somme reçue avec mes frères et nos parents, leur permettant d’acquérir un modeste petit pavillon, à leur image, pour y passer une paisible retraite.



Myriam