Destination : 235 , Rencontres avec vous


Epilogue

NB : ce texte est la dernière partie d'un récit (D230 et D233)



Il avait fallu douze semaines pour qu’elle arrive jusqu’à moi. Comme une quête inespérée, fiévreuse. Ce qui, au début, n’était que le désir de résoudre un mystère, était devenu, au fil des jours, un voyage dans le passé, une plongée dans ses origines, rendue plus sensible encore par le fait qu’elle portait un enfant. Elle voulait comprendre d’où elle venait…

Il avait fallu qu’elle commence par se rendre à la mairie, qu’elle feuillette patiemment les pages sèches des registres d’Etat-Civil de la commune ; qu’elle déchiffre une écriture serrée et malhabile pour apprendre que sa grand-mère était orpheline de père. Celui-ci, mobilisé en 1914, l’année même de la naissance de sa fille, était mort au front en 1917, loin de chez lui et loin des siens. Remontant encore un peu dans le temps, elle avait découvert que son arrière-grand-père, Joseph, avait un frère plus jeune que lui, prénommé Jean. S’agissait-il du même Jean que celui du journal de Mathilda ? L’hypothèse semblait probable… Mais nulle part, il n’était fait mention du mariage ou du décès de cet homme. Qu’était-il devenu ?

Il avait fallu qu’elle interroge un ancien de la commune, né au début des années Trente mais qui avait souvent entendu cette histoire racontée par ses parents, lors des veillées dans l’âtre. Elle lui avait montré le journal de Mathilda, demandant s’il savait qui elle était. Il lui avait appris que cette jeune fille était arrivée du Nord un peu après la guerre de 14, trainant avec elle deux adolescents qui étaient ses frères. Il lui confirma que le Jean du journal était bien l’oncle de sa grand-mère, Louise.

Il avait fallu qu’elle se rende aux archives départementales pour retrouver enfin la trace de Jean et Mathilda. Elle avait passé des dizaines d’appels téléphoniques, usé ses yeux sous les lumières blanches de son écran d’ordinateur, arpenté les salles d’archives des après-midi entières. Elle avait compris que l’autre frère s’était aussi marié, qu’il avait eu des enfants, puis des petits-enfants. C’est ainsi, que, de fil en aiguille, elle était arrivée jusqu’à moi.

Quand je lui ai ouvert la porte, ce matin d’automne, le soleil radieux de septembre chauffait les murs en pierre de la maison. Son ventre rond déformait sa silhouette brune et menue, et ce fut la première chose que je vis d’elle, avant d’être frappée par son regard. Elle avait les mêmes yeux noirs et profonds que ma sœur cadette, savait-elle seulement de qui elle les tenait ? Sa première question fut une exclamation qui me fit sourire :

- Nous portons le même prénom !

- C’est vrai. C’est une coïncidence touchante, vous ne trouvez pas ? Mais entrez. Nous allons nous installer sur la terrasse.

- Oui, pardon, bonjour. Et merci d’avoir accepté de me recevoir…

- Je vous en prie. Cela me fait plaisir à moi aussi. Depuis le temps que je voulais plonger dans des recherches généalogiques et familiales… Vous m’avez en quelque sorte permis d’avancer d’un grand pas ! Voulez-vous un café, un thé ?

Assises sous la tonnelle de rosiers et de chèvrefeuille passés, nous bûmes quelques gorgées en silence. Elle était plus jeune que moi, une dizaine d’année à peine, j’entamais alors ma quatrième décennie. Ce fût elle qui reprit la parole :

- Que c’est beau chez vous ! Vous vivez ici depuis longtemps ?

- Une dizaine d’année environ… Nous avons emménagé ici, juste après la naissance de mon premier enfant… en 2005. Un vrai coup de foudre… Cette vue, les champs autour de la maison, les chênes majestueux en arrivant, la vue sur le lac depuis cette terrasse plein sud sur laquelle je peux prendre le soleil même en plein hiver…. Sans oublier la maison, une vraie Gasconne, isolée dans la campagne ! Pour rien au monde je ne voudrai que mes enfants grandissent ailleurs que dans ce coin de paradis Gersois…

- Quel âge ont vos enfants ?

- Onze ans pour l’ainé, Arthur. 9 et 7 pour les filles, Maëlle et Morgane. Et vous ? C’est votre première grossesse ?

- Oui… c’est une fille.

Ses yeux se perdirent un instant dans la vague tandis qu’elle posait machinalement sa main gauche sur son ventre, en un geste maternel que je reconnaissais bien. Je souris mais ne dis rien, lui laissant le temps de revenir à l’objet de notre rencontre.

- Pourquoi avez-vous parlé d’une coïncidence touchante, tout-à-l’heure, à propos de notre prénom ?

- Parce que c’est aussi celui de notre ancêtre commune et que je trouve émouvant que, parmi tous ses descendants, ce soient justement nous qui nous soyons retrouvées !

- Notre ancêtre ?

- Oui, la mère de votre grand-père et aussi du mien, et aussi la mère de Mathilda dont vous m’avez parlé au téléphone. A propos, avez-vous apporté son journal ? Je serais émue de découvrir son écriture…

- Vous l’avez connue ? Comment était-elle ?

- Oh, je ne me souviens que d’une petite vieille dame menue et voutée mais d’une gentillesse immense à l’égard de tous les enfants. N’en ayant jamais eu, elle nous faisait largement profiter de sa tendresse.

- Pouvez-vous me raconter son histoire ? Et celle de Jean ?

- C’est pour cela que vous êtes là, non ? Vous savez déjà que Jean, blessé à Verdun en 1916, fut d’abord soigné dans un hôpital militaire avant de revenir chez lui. C’est là-bas qu’il a rencontré Mathilda. Celle-ci, très amoureuse et n’ayant aucun endroit où aller, décida de le retrouver après la guerre. C’est comme cela qu’elle a débarqué dans votre village, où se trouvaient Jean et sa famille, dans les années 1920, avec ses deux jeunes frères adolescents. Leur arrivée fut remarquée, pensez-donc ! Cependant, l’accueil ne fut pas désagréable. Jean souffrait de ses blessures et était victime de cauchemars violents et de crises de démence aussi brutales qu’imprévisibles. Son grand frère, Joseph, était mort au front, laissant une veuve et une petite fille orpheline…

- Louise ? Ma grand-mère…

- Le travail à la ferme était rude alors et l’arrivée des jumeaux fut grandement appréciée. Mathilda avait espéré pouvoir épouser Jean mais celui-ci refusa, ne voulant pas l’enchaîner à un infirme. Cependant, les soins qu’elle lui apportait lui faisaient beaucoup de bien et le soulageaient. Malheureusement, au fil des années, les crises de Jean devinrent de plus en plus violentes et l’on craignait qu’il ne s’en prenne à quelqu’un ou même à lui. Il fut donc décidé de l’emmener en ville, où il fut interné dans un asile spécialisé dans l’accueil des anciens de 14 devenus fous. Mathilda le suivit, évidemment et, grâce aux connaissances et aux compétences qu’elle avait acquises pendant la guerre, elle put se faire embaucher dans le même hospice pour continuer de veiller sur lui. L’un de ses frères, qui n’avait jamais réussi à se faire au travail de la ferme, partit avec eux, tandis que l’autre resta. Il s’était habitué à la vie au village et surtout, il était tombé amoureux d’une fille d’ici : Louise, ta grand-mère.

- C’est… c’est mon grand-père ?

- Et oui, manifestement ! Et moi, je suis la petite-fille de son frère jumeau. Voilà comment nous sommes liées toutes les deux…

- C’est incroyable. Cette histoire est à la fois triste et belle, il y a tant de choses qui auraient pu être différentes… Puis-je vous montrer quelque chose ? C’est une recette étrange que j’ai trouvée dans le livre de cuisine de ma grand-mère, à sa mort. Savez-vous de quoi il s’agit ?

- Oh ! je crois bien que oui ! Je mettrais ma main à couper qu’il s’agit de l’infusion que Mathilda préparait pour apaiser les crises de Jean. Elle la tenait de sa propre mère… Il faudra que vous reveniez pour que je vous parle d’elle. Myriam, la sorcière aux yeux de charbon… c’était son surnom, là-bas… En attendant, je vais vous remettre quelque chose qui va sûrement vous intéresser. Ce sont des lettres, qui datent de la guerre et qui appartiennent finalement plus à votre famille qu’à la mienne… Jean les avait emporté avec lui et Mathilda, puis moi, les avons gardé précieusement tout ce temps.

Quelques heures plus tard, quand elle fut repartie après avoir promis de m’avertir de l’arrivée du bébé, je ressortis le matériel de broderie que je n’avais pas touché depuis la naissance de Morgane. Je pris le temps de choisir le modèle, le tissu, la couleur des fils avant de me lancer sur un joli bavoir de coton blanc rehaussé d’un ruban de dentelle. J’esquissais la silhouette calligraphiée d’une lettre majuscule, ébauche d’un prénom dont j’étais prête à parier qu’il serait aussi celui de l’enfant à venir…

Myriam