Destination : 11 , Poupées russes


D'une Vie à l'Autre

La gare est déserte à cette heure matinale. L’imposante horloge, trônant de toute sa hauteur sur le quai, indique qu’il est bientôt 5 heures. Juste au-dessous, sur un banc de bois éclairé d’une pâle lueur, une silhouette se devine dans la brume légère de cette journée de novembre. En s’approchant, on découvre une femme, plutôt jeune, plutôt jolie, plutôt maigre. Elle est vêtue sobrement, pauvrement même et ses vêtements semblent élimés par un usage quasi-quotidien. Elle est assise à l’extrémité droite du banc, la tête penchée en arrière, appuyée contre le mur du hall central encore fermé. Ses yeux sont clos. Sa main gauche caresse avec tendresse la longue chevelure brune posée sur ses genoux, le visage enfoui dans son ventre tandis que le reste du corps est allongé sur toute la longueur restante du siège, recouvert d’une couverture de laine. Depuis combien de temps la mère et l’enfant sont-elles là ? D’où viennent-elles ? Où vont-elles ? Un passant ou un voyageur matinal aurait pu se poser ces questions, mais il n’y a personne. Au loin, le tintement d’une cloche d’église indique l’heure : ding ! ding ! ding ! ding ! ding ! La jeune femme sursaute et ouvre les yeux, en même temps que le chef de gare fait son entrée dans son bureau, de l’autre côté du bâtiment. En ouvrant les volets, il aperçoit l’intruse, mais abandonne l’idée de la chasser en voyant l’enfant endormie. Elle a tourné les yeux vers lui, elle a reconnu son uniforme, elle a compris à son geste qu’il ne lui dirait rien. Elle se penche vers la fillette endormie, ses lèvres murmurent des paroles inaudibles. Puis, avec une infinie précaution, elle soulève la tête endormie et, tout en se levant, la repose sur un baluchon en guise d’oreiller. La fillette grogne mais, sentant la chaleur de la main maternelle sur sa joue, le souffle de la bouche chuchotant des mots d’amour dans son oreille et son cou, elle replonge dans son sommeil. La femme se redresse, hésite quelques minutes sur la direction à suivre puis se décide pour partir à droite. Elle passe sciemment devant les fenêtres éclairées du bureau du chef de gare. S’il avait levé la tête, il aurait vu son visage ravagé par les larmes. Mais il lisait son journal.

Nina est perdue. Elle serre contre elle le petit corps chaud, soigneusement enveloppé dans une vieille couverture. Pourquoi a-t-elle décidé de venir se réfugier dans cette gare ? Tout simplement parce-que c’est là qu’il y a dix ans, elle a été trouvée, pleurant et appelant sa maman, par des voyageurs désemparés devant son chagrin. Ils l’avaient conduite au bureau du chef de gare qui s’était rappelé avoir aperçu la femme et l’enfant à son arrivée, mais n’avait pas vu la mère s’éloigner. Il avait donné une boisson chocolatée et des biscuits à la petite, la rassurant en lui disant que sa maman allait sûrement revenir et qu’ils allaient l’attendre. Mais ce ne fut pas le cas et, vers midi, le chef de gare s’était décidé à appeler la gendarmerie qui, malgré ses cris et hurlements, avaient emmené la fillette dans un foyer. Après quelques mois, elle avait été envoyée dans une première famille mais, comme elle passait son temps à fuguer pour revenir dans cette gare où sa maman allait venir la chercher, on l’avait changée de famille, pour l’éloigner un peu de la ville. Peu à peu, son chagrin s’était émoussé et avait fait place à une certaine résignation. Elle n’était pas malheureuse, mais elle trainait toujours avec elle la tristesse et la peur des enfants perdus. Puis, vers douze ans, la colère était apparue. Elle s’était rebellée, n’acceptant aucune autorité. Elle s’était taillée la peau, avait marqué son corps de tatouages et de piercing, comme pour mieux brutaliser cette chair et ce visage qui lui rappelait toujours plus celui de sa mère. Nina avait quinze ans quand elle était tombée enceinte. A ce moment-là, les services sociaux l’avaient sortie de la rue où elle vivait avec d’autres marginaux et, comme elle ne pouvait plus avorter, elle avait été envoyée dans un foyer pour jeunes filles. Sa grossesse s’était bien passée, elle avait accouché sans trop de mal mais la solitude de cette épreuve avait été pour elle une douleur plus forte encore que celles du travail. Le seul avantage fut que ses cris et sa souffrance balayèrent sa colère contre sa mère et contre le monde entier, laissant un grand vide dans son cœur qui ne connaissait plus d’autre sentiment. Cet enfant qu’elle tenait aujourd’hui contre elle, il lui était étranger, inconnu. Elle n’en avait pas voulu et ne saurait jamais s’en occuper. C’est pourquoi elle reviendrait dans cette gare. Au moins lui, il ne garderait aucun souvenir de sa maman et ne serait pas malheureux. C’est ce que Nina s’était alors dit, non sans une pointe d’envie.



Voilà dix ans qu’Elena effectue religieusement le même pèlerinage. Tous les ans, elle se rend à la gare pour y passer la nuit. Elle glisse le long des rues, suivant le même parcours que la première fois. Chaque pas, chaque mètre parcouru et la rapprochant de son but lui pèse, écrase ses épaules d’un chagrin croissant. Enfin elle arrive et, comme il y a dix ans, elle passe par les quais pour aller s’installer sur le même banc, sous la même lueur pâle et la même pendule murale. Elle passe la nuit-là, se remémorant ses gestes, ses pensées, ses doutes, ses espoirs et surtout son désespoir. Elle avait à peine 25 ans, arrivée dans cette ville depuis quelques années. Elle avait fui, avec sa fille alors âgée de deux ans dans les bras, son pays de neige devenu un pays de sang. Elles avaient parcouru des milliers de kilomètres pour finalement arriver ici. Elena se rappelait son enfance heureuse, choyée entre des parents qui l’aimaient plus que tout au monde, bénéficiant d’une situation privilégiée dans un milieu aisé. Elena se rappelait également sa rencontre avec ce jeune soldat. Ils s’étaient aimés, elle était tombé enceinte, ils s’étaient mariés, la guerre était arrivée, il s’était battu, il avait été tué. Le pays avait sombré dans le chaos en même temps que sa vie, ses parents l’avaient encouragée à s’enfuir avec la petite, payant même une fortune pour qu’un passeur mafieux les prenne dans son groupe. Elle n’avait ensuite jamais réussi à avoir de leurs nouvelles, étaient-ils seulement encore en vie ? Après de longues semaines d’un voyage épouvantable, elles étaient arrivées ici. Elena se rappelait les années de clandestinité, la rue, les foyers, la faim, la peur, le froid mais aussi parfois l’amitié, l’entraide, le sourire généreux d’un homme ou d’une femme. Pendant des mois, elle s’était battue pour essayer de les sortir de là mais sans résultat. Comment élever son enfant sans logement, comment trouver un logement sans travail, comment trouver un travail sans personne pour garder son enfant ? Et puis la petite grandissait, il fallait qu’elle puisse aller à l’école. Le cœur déchiré, Elena avait décidé de lui donner une chance. Elle s’était rendue dans cette gare avec la petite et avait attendu toute la nuit. La fillette, habituée aux nuits passées dehors, n’avait pas été surprise de s’endormir là, blottie contre le corps chaud de sa mère. Toute la nuit, Elena avait été partagée entre doutes et certitudes, noyée d’un désespoir qui la ravageait. Elle avait espéré la venue de quelqu’un, un ange qui lui aurait pris la main en lui disant qu’il allait les aider, elle et sa fille. Personne n’était venu, le chef de gare n’avait même pas eu un regard pour elle quand elle était partie, le corps secoué de sanglots. Dix ans avait passé. Elena avait trouvé du travail, d’abord « au noir » comme on disait ici, puis un jour enfin, un vrai contrat qui lui avait permis d’acquérir le droit de s’installer définitivement dans ce pays. Elle n’avait pas eu d’autre enfant, n’imaginant pas un seul instant s’occuper d’un autre alors qu’elle ne pouvait tenir sa fille chérie dans ses bras. Cela faisait dix ans que la première pensée d’Elena en se levant était pour elle, tout comme la dernière en se couchant. Pas une journée ne passait sans qu’elle ne verse des larmes, se demandant si elle aurait pu faire autrement.

Il n’est pas loin de minuit. Nina attend que les derniers voyageurs s’éloignent. Il s’écoulera ensuite quatre heures avant que n’arrive le premier train du matin. Cela lui laisse le temps de faire ce pour quoi elle est venue. Mais comme tout lui parait compliqué, maintenant ! Elle ne peut s’empêcher de douter… cela fait pourtant trois mois qu’elle prépare son plan : « elle attendra de lui donner son dernier biberon pour qu’il puisse dormir sans se réveiller dans le silence et le désert de la gare endormie. Et, quand quelqu’un le trouvera, elle sera déjà loin ». Cela fait déjà une heure que l’enfant a bu son lait. Pourquoi a-t-il ouvert les yeux, plongeant ses prunelles dans celles de sa mère ? C’est à cet instant que Nina a vacillé… est-elle vraiment sûre de ne pas vouloir de cet enfant dans sa vie ? Ne va-t-elle pas lui faire autant de mal que ce qu’elle avait enduré ? N’allait-elle pas elle-même souffrir de nouveau et faire revivre les longues journées de désespoir ? L’enfant, une fille comme elle, qu’elle avait prénommée Léna sans savoir pourquoi, juste parce-que la sonorité de ce prénom résonnait en elle, ne saurait jamais d’où il venait ni qui elle était. L’enfant sourit en dormant, Nina pleure en le regardant.

Elle ne voit pas cette femme voutée qui s’approche d’elle en tremblant. Ce n’est que lorsqu’elle entend la voix qu’elle prend conscience de sa présence.

- Nina, c’est toi ?

Son sang se fige, son corps se glace. Elle connait cette voix…

- Nina… ma ninotchka… c’est toi ?

Enfin, elle ose lever les yeux pour regarder le visage penché sur elle. Elle reconnait cette bouche, ces yeux, cette odeur. D’un coup, sa mémoire jaillit comme d’un volcan et des centaines de souvenirs affluent : elle sait qui est cette femme, au plus profond d’elle. Un mot ancien, un mot oublié, un mot venu d’un lointain passé remonte dans sa gorge mais elle n’arrive pas à le prononcer. Soudain, Nina éclate en sanglots, et se retrouve aussitôt entre deux bras qui la serrent à l’étouffer. Le nez enfoui dans le cou, elle respire avidement l’odeur qui s’en dégage. Plus tard, elle demandera des explications, plus tard elle se mettra en colère, plus tard elle racontera et elle écoutera ce que furent leurs vies pendant ces années noires. Plus tard, elles auront le temps… Pour le moment, Nina est une petite fille de six ans qui vient de retrouver sa maman après avoir vécu, pendant dix ans, le pire cauchemar d’un enfant.

Myriam