Destination : 208 , Bon appétit


L'omelette

Nous étions six personnes autour de la table : Jérôme, Lolotte, Patrice et sa femme, mon conjoint et moi. Assis depuis une demi-heure, 32 minutes exactement, selon la montre de mon voisin. Ces retrouvailles semblaient tellement faciles ! Tous les ingrédients étaient réunis pour nous permettre de passer une merveilleuse soirée.



Douze ans que nous ne nous étions pas revus ! Eux (nos conjoints) et nous : quatre amis bien décidés à partager avec les autres sa petite tranche de vie, là, en dégustant des copeaux de jambon sec arrosé d’un bon vin de Bordeaux, à cette table d’un restaurant de Bayonne.



Un oignon n’aurait pas pu nous faire verser plus de larmes, déjà, lorsque nous nous étions retrouvés. Nous étions tombés dans les bras les uns des autres sous les regards étonnés des serveurs et des clients.



Une jeune fille nous apporta des petites brochettes de légumes grillés, poivrons verts et tomates rouges et nous en profitâmes pour commander une autre bouteille du même vin. Un filet de musique arrivait jusqu’à nous. Les sons huilés des cuivres, mêlés aux vibrations sourdes des percussions annonçaient la Banda sans même avoir besoin de la voir.

Je gobais une olive, et son goût de sel fut rapidement supplanté par le piment qui me chauffait la bouche. Pouah ! Pourquoi le cuisinier n’avait-il pas choisi un piment du pays ? Espelette n’étais pourtant pas si loin… Ma grimace les fit tous rire, cette fois encore ! J’avais toujours été la reine des gaffes ; ils en avaient toujours été les témoins privilégiés.



Les souvenirs affluaient sans que nous ayons besoin de réfléchir à leur élaboration. Jérôme nous rappela les soirées d’anniversaire, que nous préparions quelques jours à l’avance autour d’une sangria faite maison : assis en cercle autour d’une marmite avec à portée de main, un plateau de fruits variés qu’il fallait laver, sécher, épépiner, couper en petits dés. Nous les recouvrions ensuite de sucre et de cannelle avant de verser le vin rosé et de laisser macérer le mélange au moins deux jours. Patrice nous confia alors qu’il aimait à y ajouter un ingrédient mystère : une fois ça avait été un poivron mais, le plus souvent, les tomates chipées dans le jardin de sa mère faisaient l’affaire. Il nous avoua qu’une fois, il avait pelé et émincé un oignon, le plus finement possible…



Laurence s’offusqua gentiment de ce sacrilège : comment avait-il osé gâcher notre divin breuvage ? Patrice, qui avait toujours aimé la faire chauffer - il était vrai que notre Lolotte était aussi réactive que l’huile versée dans une grande poêle – retrouva aussitôt ses vieilles habitudes et ajouta une couche en lui disant qu’il aurait pu tout faire revenir en même temps : oignon, poivron et tomate ! Jérôme surenchérit, disant qu’à ce compte-là, on aurait pu saler au lieu de sucrer, et poivrer au lieu de mettre la cannelle ! La femme de Patrice nous fit remarquer qu’il suffisait alors de laisser cuire une dizaine de minutes à feu doux pour obtenir non plus une bonne sangria mais une succulente sauce au vin !!! Lolotte put alors avoir son dernier mot – cela aussi, c’était sa spécialité – en concluant que, chaud ou froid, les lendemains étaient les mêmes : mal de tête et gueule de bois !

La serveuse vint couper notre élan pour prendre la commande. Mais après cette mise en bouche apéritive, nous n’avions pas envie de nous lancer dans un grand repas. D’un commun accord, nous décidâmes de rester sur des « tapas » et demandâmes une autre assiette de jambon ciselé en fines lamelles et de brochettes de légumes.



Pour le vin, par contre, ce fut plus difficile : restions-nous sur un Bordeaux où prenions-nous un vin du pays ? Nous n’allions pas nous battre pour cela et ce fut finalement la serveuse qui nous conseilla de choisir un petit vin du pays, certes un peu âpre mais dont le bouquet et les arômes de noisette accompagneraient à merveille la suite du repas.

La soirée se poursuivit très agréablement. Après le restaurant, nous rejoignîmes le cœur de la fête qui battait dans la vieille ville. Une banda agitait la place, dans un brouhaha chaleureux et bruyant qui donnait l’impression d’être des œufs dans un saladier.



Un festayre, regard noisette et béret rouge sur sa chevelure poivre et sel, s’écroula devant nous, versant l’intégralité du contenu de son verre sur sa chemise blanche. Une tache violine s’élargit aussitôt et son contour m’évoqua le dessin maladroit d’une poêle. Cette idée me sembla saugrenue mais je la laissais mijoter un instant dans mon esprit avant de l’oublier, cinq minutes plus tard. Jérôme et Patrice se penchèrent vers l’homme pour l’aider à se relever. Son visage nous saisit. Il fit un signe de la main avant de s’éloigner, titubant, pour aller s’accrocher à un bar – certainement son seul point d’ancrage de ces derniers jours. Nous le suivîmes des yeux, en silence. Notre gaieté nous avait abandonnés. J’avais l’impression qu’on avait remué mes tripes à la fourchette.



Nous entrâmes dans une grange où se trouvait une bodega. Jérôme paya sa tournée mais nous savions que pour, nous, la fête était finie. Il n’y avait plus rien à ajouter. Plus de jambon, plus de vin, plus de piment. Cet inconnu, ivre mort, ressemblait trop fortement à celui que nous n’avions pas encore évoqué une seule fois. Celui qui ce soir, manquait à l’appel. Celui qui complétait le fameux « Club des cinq » de nos vingt ans. Celui à cause duquel nous avions passé tant d’années sans nous revoir une seule fois et pour lequel, justement, nous avions choisi ce lieu de rendez-vous, aux fêtes de Bayonne.



Celui que, douze ans auparavant, nous avions accompagné, marchant bras dessus-dessous, derrière son cercueil. Nous poursuivîmes la dis-cuission encore deux minutes, mais le cœur n’y était plus. Nos derniers mots furent étranges. Une infinie tristesse, comme si nous venions enfin de tourner une page. Nous nous étreignîmes longuement, presqu’aussi douloureusement que la dernière fois. Nous ne promîmes pas de nous revoir, ni même de nous appeler. Aucun de nous ne prononça son nom une seule fois.



Nous nous quittâmes vers deux heures du matin, chacun rejoignant sa chambre d’hôtel. L’avion de Jérôme et sa femme décollait le lendemain à 11 heures de Bordeaux. Quant à Lolotte, elle profitait de la voiture de Patrice ; il la déposerait à Tarbes où elle prendrait son train pour retourner à Paris. Mon conjoint et moi devions rouler trois bonnes heures pour récupérer les enfants, en vacances chez les grands-parents. Nous avions tous besoin de dormir un peu…

En entrant dans notre chambre, je ne pus m’empêcher de penser à cette omelette que, cette fois, nous ne dégusterions pas tous ensemble, au petit matin. Je fis glisser cette idée dans un coin de ma tête qui reposait sur un oreiller aussi plat qu’une assiette.



Les omelettes, c’était lui qui nous les préparait.

Myriam