Destination : 141 , Hopper avant l'arrière saison


Sun Morning

* ce texte fait suite à celui rédigé dans le cadre de la destination 181 "Quatre mensonges et une vérité"



Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Enfin, ce qu’il en restait…



Quand je suis enfin entrée dans l’appartement, je suis allée prendre une douche, puis j’ai enfilé une nuisette de coton rouge et noué mes cheveux en un rapide chignon. En sortant de la salle de bain, j’ai trouvé sur la table basse du salon une tasse de café fumant que j’ai bue d’un trait. Morgan était allé se coucher et, avant de rejoindre à mon tour ma chambre, je suis entrée dans la sienne, comme quand il était petit. Je me suis assise au bord de son lit et j’ai caressé ses cheveux…

J’ai revu l’image de l’enfant qu’il avait été, celui qui avait bouleversé ma vie, celui que je berçais chaque soir avec une chanson ou une histoire, jusqu’à il n’y a pourtant pas si longtemps…



J’ai ensuite rejoins ma chambre, et je me suis assise sur mon lit, devant ma fenêtre ouverte sur la ville endormie. Mon esprit insomniaque et désormais parfaitement lucide m’a alors ramené en arrière, quelques vingt-cinq ans auparavant. J’ai revécu mon histoire.



Mon enfance, triste sans être malheureuse, entre une mère effacée et un père qui ne me voyait même pas. J’ai poussé comme la mauvaise herbe : toute seule. Je courais dans les rues de la ville, j’arpentais les parcs où je jouais avec les autres enfants. C’est là qu’un jour, je devais avoir huit ans, j’ai rencontré un gentil monsieur qui m’a emmenée chez lui : là, il s’est emparé de mon corps et ne ma l’a jamais rendu…

Plus tard, adolescente, j’ai rencontré des filles et des garçons un peu plus âgés et j’ai commencé à sortir. J’ai surtout découvert l’alcool, et sa formidable capacité à remplir le vide qui s’était creusé en moi. Je me suis mise à boire, d’abord pour faire comme les autres, un peu, beaucoup, passionnément… Il m’a quand même fallu quelques années avant d’arriver à la folie, et encore quelques autres pour que j’en prenne conscience.

Pendant cette époque, j’ai rencontré plusieurs hommes : des jeunes, des vieux, des beaux, des moches. A vrai dire, je m’en moquais, de toutes façons mon corps n’était plus à moi. Et puis un jour, j’avais vingt-deux ans, j’ai découvert que j’étais enceinte. Evidemment, je ne m’étais rendue compte de rien ; évidemment, il était trop tard pour me faire avorter ; évidemment, j’ai refusé de l’abandonner. A partir de l’instant où j’ai entendu son cœur battre dans le haut-parleur, à partir du moment où je l’ai senti bouger dans mon ventre, j’ai su que je l’aimais, que je lui donnerai tout ce que je n’avais pas eu, et que je le protègerai contre tous les dangers. Pour la première fois depuis bien longtemps, je ne sentais plus ce vide en moi.

J’ai arrêté de boire, avec l’aide d’un médecin de l’hôpital, qui m’a suivie pendant toute la fin de ma grossesse. Et le jour de la naissance de Morgan, fut le plus beau jour de ma vie.

J’ai trouvé du travail comme vendeuse dans un magasin, d’abord à mi-temps puis à temps plein, avant d’obtenir un poste de commerciale dans cette même enseigne.

J’ai rencontré Alex deux ans après, je n’avais toujours pas touché à un seul verre d’alcool. C’était un homme adorable, sérieux et gentil : il s’est tout de suite bien entendu avec mon fils, même s’il n’a jamais voulu exercer auprès de lui le rôle d’un père. Et puis, comme tant d’autres couples, notre amour n’a pas supporté le poids des années et notre histoire s’est terminée : il m’a quittée il y a trois ans, pour une autre femme. Je me suis effondrée ; je me sentais de nouveau comme une coquille vide et sans valeur.

Mon erreur a été de croire qu’après douze ans, mon problème avec l’alcool était résolu. Je me trompais ! Un soir, je me suis servie un verre de vin blanc lorsque Morgan a été couché.

Deux semaines après, je vidais trois à quatre verres,

Un mois après, je descendais la bouteille dans la soirée,

Six mois après, il me fallait un verre le matin, avant de partir au travail.



Un jour, bêtement, alors que je rentrais d’un rendez-vous avec un client, j’ai du me soumettre à un contrôle d’alcoolémie. Il était 14h30, et j’étais à 2,3 grammes. A ce moment-là, j’ai ressenti une honte immense devant cette évidence que, jusque-là, je refusais d’admettre.

Mon employeur en a été informé mais ma patronne, qui m’aimait bien et n’avait jamais eu à se plaindre de mon travail, m’a proposée de ne pas me licencier à condition que j’accepte de me soigner. Et surtout, j’ai du dire la vérité à Morgan, avec la hantise de perdre son amour à lui aussi... Et il m’en a beaucoup voulu : à quatorze ans, il était en plein dans l’âge où l’on ne supporte pas la faiblesse de ses parents, parce-que c’est justement contre leur force qu’on veut se frotter…



Je suis entrée dans ce centre, spécialisé dans la prise en charge de ce qu’on appelle maintenant les addictions. Là-bas, j’ai rencontré un médecin, une psychologue, une éducatrice mais surtout une infirmière d’une douceur incroyable, qui m’a écoutée lui parler de mon histoire. C’est comme cela que j’ai pu faire le lien entre ce que j’avais vécu dans mon enfance et ma maladie.

C’est elle qui m’a expliqué en effet que ce n’était pas une « mauvaise habitude qu’on pouvait contrôler avec un tant soit peu de volonté », mais bel et bien une maladie, qui se jouait à la fois sur un registre physique avec la dépendance et le syndrome de sevrage, mais aussi sur un registre mental avec ce que les américains appellent le « craving », c’est à dire une « envie impérieuse de consommer », surtout dans des circonstances difficiles. C’est cela qui permet d’expliquer le pourquoi des rechutes, même douze ans après…



Depuis deux ans, c’est devenu mon quotidien : j’enchaine les cures et les rechutes. Je n’ai pas voulu être hospitalisée, j’ai préféré suivre un protocole ambulatoire pour pouvoir continuer à vivre avec Morgan. Je ne pouvais pas accepter l’idée qu’il soit confié à une famille d’accueil, même temporairement. Mais chaque soir, quand il est couché, je me retrouve seule avec moi-même… je tiens le coup une semaine, deux, voire trois, et puis je replonge…



Mais là, je n’en peux plus… il faut que je m’en sorte. Je ne peux pas continuer à nous gâcher la vie à tous les deux. Ce que j’ai réussi à faire une première fois, il n’y a pas de raison que je n’y arrive pas une seconde fois… Je vais accepter la proposition du centre, être admise en appartement thérapeutique chez eux. Dans un mois Morgan aura dix-sept ans, il m’a proposé de devenir interne dans son lycée pour cette année scolaire. Le week-end, il reviendra ici et nous pourrons nous voir.



Le jour se lève et le doux soleil matinal pénètre dans ma chambre. Je m’habille en regardant l’océan de tuiles et de briques rouges qui s’étend devant mes yeux, prendre la teinte rose-orangée des rayons du levant.

Dans la chambre à côté, j’entends Morgan bouger et commencer de se préparer pour aller au lycée.

Pendant qu’il prend sa douche, je lui prépare une tasse de café que je dépose sur la table basse, avec un petit mot coincé sous la céramique : « A ce soir, je t’aime… ».

Myriam