Destination : 53 , Journal d'un disparu volontaire


Journal d'un matelot égaré

Mardi, 22h00.

Assise dans ma petite barque, je regarde les lumières du navire s’éloigner lentement vers la ligne d’horizon. Je suis encore sonnée par les évènements qui se sont enchaînés depuis hier et dans lesquels j’ai une responsabilité que je ne nie pas.

Je repense à mon entretien avec le capitaine, il y a à peine quelques minutes…

C’est lui qui m’a proposé de prendre quelques jours pour me reposer, penser à la suite et ne surtout pas prendre une décision hâtive, sous le coup des émotions… « Prends du large, désinvestit-toi… »

Ce sont ses mots. Là, pour l’heure, je suis fatiguée… Le navire n’est plus qu’un point lumineux que je regarde disparaitre. Je crois que je vais dormir, laissant la barque dériver au fil de l’eau.



Mercredi, 4h00.

Voilà une heure que je ne dors pas. Je repasse les évènements dans ma mémoire, essayant de comprendre … Depuis deux jours, tout est allé si vite que j’ai du mal à y voir clair…

Hier matin, j’étais pourtant convaincue que le capitaine avait réussi à éteindre l’incendie qui s’était déclaré la veille, renvoyant chacun à ses responsabilités avec des mots à la fois fermes et bienveillants. Mais je me suis retrouvée prise entre des derniers tirs isolés, venant de part et d’autre… d’un côté on me reprochait de ne pas être assez intervenue ; de l’autre trop…

C’est en voulant répondre et expliquer ma position que j’ai commis cette erreur effroyable : envoyer aux passagers un message destiné à l’équipage et contenant des éléments confidentiels…

Acte manqué ? C’est possible, nul besoin d’être fin psychologue pour comprendre quel conflit en est à l’origine… Oh ! Je ne me cherche pas une excuse en disant cela : mes études en psychologie m’ont appris une chose, c’est qu’on n’est pas maître de son inconscient, mais on reste responsable de ce qu’on en fait… et là, c’est bien mon doigt qui a appuyé sur la touche envoi, sans prendre le temps de vérifier l’adresse …



Mercredi, 8h00.

Réveil en sursaut. Il fait beau, la mer est calme. Une légère brise caresse mon visage.

Une bouteille est venue se cogner contre la coque… un message à l’intérieur, m’informant du départ d’une passagère… pas n’importe laquelle, celle qui était devenue mon amie au cours de cette traversée… Je n’ai pas su trouver les mots pour apaiser, pour réparer… maintenant, il est trop tard.



Mercredi, 13h30.

Mon estomac est un nœud … Que faire pour dévier le cercle de mes pensées ?

J’avise une sacoche, glissée sous mon siège. Je fouille à l’intérieur et y découvre un stylo et un petit carnet sur la première page duquel est écrit le titre suivant : « Journal d’un disparu volontaire »…

Je ne doute pas un instant de l’identité de celui qui a déposé ce cadeau là…

« Profites-en pour écrire », c’est ce qu’il m’a dit avant de me laisser monter à bord de cette embarcation… Je décide de noter consciencieusement mes pensées et mes interrogations… cela m’aidera peut-être à faire le point…



Mercredi, 22h20.

Impossible d’écrire une ligne, les mots se bousculent dans ma tête mais rien ne sort… et si je ne pouvais plus écrire ? Cette idée me fait froid dans le dos, mais c’est exactement ce que je ressens…

Je m’allonge et, en regardant les étoiles, je pense aux autres passagers, j’essaie d’imaginer ce qu’ils ont pu trouver pour répondre à cette nouvelle destination… je souris en me disant que de toutes façons, ce sera bien mieux que tout ce que je peux imaginer…



Jeudi, 6h00.

Encore une nuit très agitée, je suis envahie de cauchemars dans lesquels tout se mélange.

Je reprends mon stylo et j’inscris deux mots, sur la première ligne de la première page : « Partir ou rester ? »… Impossible d’y répondre pour le moment et je ne suis pas sure de pouvoir le faire un jour.

Pour exorciser la page blanche, je recopie dix fois, cent fois ces mêmes termes. C’est dérisoire mais ça me fait du bien… et quand la page est pleine, je suis moins en colère contre moi.



Jeudi, 11h30.

Non, c’est impossible. Je ne peux pas revenir. Ce que j’ai fait est impardonnable et puis, comment regarder les autres dans les yeux en sachant ce qu’il s’est passé? Je sais que certains pensent que j’ai été influencée, d’autres que j’ai pété les plombs, ou encore que mon arrivée au sein de l’équipage m’est montée à la tête…

Je sais bien que c’est faux, que c’est un peu de ça et beaucoup d’autre chose, que ça a surtout à voir avec moi et ma conviction que rien n’est pire que le silence et les non-dits …

Le silence… pourtant je l’apprécie maintenant… oui, c’est peut-être la solution : laisser le navire continuer son voyage, faire comme si rien n’était arrivé. Bientôt, les passagers m’auront oubliée, c’est normal, il y en a tant qui embarquent ou qui débarquent au fil des jours !



Jeudi, 18h00 :

Partir, d’accord. Mais cela ressemble trop à une fuite. Suis-je donc lâche pour ne pas oser faire face aux conséquences de mes actes ? Je sais que je ne dois rien à personne mais je n’aime pas cette idée.

Et puis, aussi étrange que cela puisse me paraître, le Capitaine m’a dit qu’il croyait en moi… je ne comprends pas pourquoi mais en même temps, je ne veux pas le décevoir …

Alors que faire ?

Revenir et faire comme si de rien n’était ? Ecrire des textes, rédiger des retours, discuter avec les uns et les autres … quelle mascarade ! Bien sur, d’ici quelques mois ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir pour les anciens, les nouveaux n’en sauront même rien… mais c’est trop facile ! Quelle crédibilité auront mes interventions après cela ? Aucune, à mon sens… autant ne pas reprendre mon poste que de revenir pour y faire de la simple figuration…

Retour à la case départ… en sourdine, une petite voix se fait entendre dans mon oreille : « Et elle, qu’en aurait-elle pensé ? ». Elle a toujours eu pour moi des remarques éclairantes, m’enjoignant comme d’autres à une plus grande tempérance vis-à-vis de mon impulsivité… conseils que je n’écoutais pas, aveuglée par ma certitude d’avoir raison. Je sais aujourd’hui que je me suis parfois trompée, et les conséquences de mon erreur sont douloureuses à assumer.



Vendredi, 10h30.

Retour à la case départ. Je ne sais toujours pas quoi faire.

Une autre solution germe dans mon esprit : tout expliquer, tout raconter dans un message adressé à tous, avant de donner ma démission. Libérer ma conscience, pour pouvoir partir la tête haute.

Expliquer pourquoi je ne reste pas, raconter mon malaise, mon dégout de moi-même.

Mais cela signifie aussi expliquer comment les choses se sont passées pour moi, remuer l’histoire encore une fois … alors que, j’en suis convaincue et je le comprends, chacun n’aspire qu’à retrouver le calme et la tranquillité de l’écriture.

Cette option est égoïste, je suis d’accord mais rapide et efficace... un message bref peut suffire : des excuses et un adieu. A mon sens, cela reste une fuite, mais moins lâche.



Vendredi, 17h00.

C’est le week-end. J’imagine là-bas, à bord, le grand rush des textes qui affluent et des retours qui fusent… je me rends compte que cela me manque. Vraiment. Lire les textes et prendre le temps de donner à chacun un petit commentaire sur sa production… c’est vraiment quelque-chose que j’ai beaucoup de plaisir à effectuer…

Voilà le problème… aujourd’hui, là, je réalise une chose : c’est qu’au fond, je n’ai pas envie de partir.

Mais ai-je désormais le droit de tenir compte de mon désir ?

Puis-je faire comme si je n’avais pas entendu les critiques me concernant et concernant ma place sur le bateau, ma légitimité à occuper ce poste ?

Peut-être pourrais-je alors envoyer ce carnet aux membres : participants et équipage, ils comprendraient ainsi mon dilemme et je pourrais les inviter à me dire ce qu’ils en pensent ?

Cette idée me semble démocratique et juste, dans le sens ou je fais face à mes erreurs et m’en remets à la sagesse de tous pour m’aider à prendre la bonne décision.



Samedi, 09h30.

Je relis mes notes d’hier. Et je suis sidérée… cette idée qui me paraissait excellente il y a quelques heures, me semble désormais complètement stupide…

Ainsi, parce-que je ne suis pas capable de prendre mes décisions et d’en assumer les conséquences, je vais demander aux autres d’avoir cette responsabilité ? Mais c’est complètement égoïste d’une part et surtout irrespectueux de la parole et de la position de notre capitaine : quelle suite veut-il donner à ma participation ? C’est avec lui que je dois évoquer cette question.

Il est le seul qui puisse m’aider, j’ai confiance en son jugement. Cette idée me fait l’effet d’une révélation. Enfin, pour la première fois depuis le début de ma dérive, je respire librement. Je vais profiter de cette belle journée et demain, je rejoindrai le navire. Puis j’irai lui parler.



Dimanche, 13h30.

Profitant de la pause déjeuner, je me suis glissée discrètement dans ma cabine. Cela me fait plaisir d’être là, même si je ne me sens pas encore tout à fait à l’aise. J’ai ouvert ma boite aux lettres et j’y ai découvert, sans surprise, le flot des messages accumulés depuis quatre jours.

Dans quelques minutes, j’enverrai mon message au capitaine, pour solliciter son avis sur mon devenir à bord. En attendant sa réponse, j’en profiterai pour découvrir ces textes et rédiger mes retours.

Je les enverrai quand je saurai quelle suite donner à ma participation. Ce soir, demain, dans une semaine : peu importe. Je suis patiente et j’ai retrouvé le goût de cette tranquilité.

Myriam