Destination : 217 , Parallèles


Makiko

Dans une autre vie, j’ai été vivante. Oui, comme vous, j’ai été faite de chair souple et tiède, de souffle léger soulevant ma poitrine, de battement de cœur évoluant au rythme de mes émotions. Je suis née d’une mère et d’un père, j’ai grandi, j’ai été émerveillée par la vie, j’ai ri, j’ai pleuré, j’ai aimé puis j’ai vieilli, comme tout le monde. Enfin… pas tout à fait…



Mes parents ont longtemps attendu ma venue. De longues lunes interminables au cours desquels le flux du sang de ma mère revenait, aussi régulièrement qu’une vague sur le sable. Aussi leur espoir fut immense quand je suis venue au monde et ils me donnèrent le prénom de Makiko.



Mon enfance est passée comme un matin de printemps, légère et insouciante, pleine des promesses de la vie, sous la protection affectueuse de mon père et de ma mère. Plus tard, j’ai rencontré mon mari, un homme doux et sage et, à mon tour, j’ai donné la vie.



À l’âge où l’on commence à voir faner sa jeunesse, j’ai vu apparaître ces lignes sur mon visage, autour de mes yeux, aux plis de nez, sur mon front, autour de ma bouche… Mais au fil du temps, elles se sont creusées, enfoncées dans ma peau, formant des sillons de plus en plus profonds.



J’ai vu des fils plus clairs apparaître dans ma chevelure brune mais, ils n’étaient ni de neige ni d’argent, ni même de poivre ou de sel. Ils étaient d’abord de cuivre, flamboyant avant de s’éteindre et de tomber, tout simplement.



J’ai vu mon corps élancé se tordre, se ratatiner, se recroqueviller sur lui-même. Mes membres se sont raidis, mes articulations se sont ankylosées et je n’ai un jour plus pu bouger. Mon corps était devenu inerte.



Bien sûr, tout cela ne s’est pas fait en seul jour. Il en a fallu du temps, avant que je ne comprenne ce qui était en train de m’arriver, avant que je ne sois devenue ce que je suis aujourd’hui. Je suis parvenue à fêter mes 110 printemps, puis après, tout s’est accéléré.



Mon souffle s’est fait plus léger, presqu’imperceptible et oh combien douloureux ! Chaque inspiration me demandait un effort considérable, chaque expiration en exigeait le double. Mon cœur semblait s’asphyxier dans ma poitrine, l’écho de son battement semblait s’estompe et me parvenait de plus en plus faiblement. Ma tête, enfin, bourdonnait continuellement, manquant désormais de sa sève nourricière pour pouvoir se maintenir vive et alerte.



Je savais que c’était la fin. J’avais compris que cela ne serait pas pour moi la même que pour les autres. J’en connaissais la raison…



Lorsque je rendis mon dernier souffle, ma lente transformation s’acheva. J’étais devenue un être de bois, celui que j’avais toujours été, depuis bien avant ma naissance, depuis que mes parents avaient choisi pour moi ce prénom : MAKIKO*



* prénom féminin japonais signifiant à la fois « Enfant d’espoir véritable » (signification la plus courante) mais aussi plus rarement, en fonction du contexte, « Enfant d’arbre ».



***

Je suis donc devenue un être de bois, plus exactement un bois de hêtre, il y a maintenant de cela plusieurs centaines de lunes. J’ai alors découvert, non pas un monde parallèle à proprement parler, plutôt une réalité parallèle à celle que j’avais connue dans ma vie humaine. Cette réalité-là était faite de silence, de ténèbres et de perceptions.



Je ressentais toutes les ondes et les vibrations, non seulement les plus proches mais aussi les plus lointaines, comme si j’étais devenue moi aussi une partie de ce grand tout. Je percevais les vibrations émotionnelles de tous les êtres vivants et, à ma grande surprise, également celles de ce que j’avais jusque-là considéré comme non-vivant : le bois sec ou la pierre.



Je compris que leur transformation avait été la même que la mienne. Le nom avec lequel nos parents nous avaient accueillis sur la terre prédestinait notre retour à ce monde primal duquel nous sommes tous issus. Ce monde inerte grouillait de la vie, mais une vie autre, différente. J’écoute maintenant les « bruits » du monde, sans en ressentir ni douleur ni surprise.



Mais ma transformation n’est pas encore tout à fait terminée. Il me reste une dernière étape, un ultime chemin à parcourir. Je ne sais quand viendra le moment, encore moins quelle forme il prendra. Pour les êtres de pierre, il n’y a qu’une solution : la lente érosion en grains de poussière et l’envol vers le ciel. Mais pour les êtres de bois, comme moi, deux chemins sont possibles : celui de la putréfaction progressive et du retour à la terre ou celui de l’embrasement et de l’évaporation en cendre aériennes.



Nul ne sait combien de temps cela peut prendre. Une année comme mille, tout dépendra… Mais je m’en moque, j’ai tout mon temps. A vrai dire, il ne me reste que ça : une patience infinie.



* MAKIKO : prénom féminin japonais signifiant à la fois « Enfant d’espoir véritable » (signification la plus courante) mais aussi plus rarement, en fonction du contexte, « Enfant d’arbre ».

Myriam