Destination : 23 , ANNIVERSAIRE 1 Une sombre histoire


Chapitre 14

Allongé sur des sacs de toile grossière et des cordages abandonnés dans la cale, sous les escaliers permettant d’accéder aux ponts supérieurs, je repense aux évènements survenus ces dernières quarante-huit heures tandis que mon compagnon roupille à côté de moi en ronflant bruyamment.



L’avant-veille, lors d’une escale à Monaco, j’étais, comme d’habitude, descendu du navire pour aller me commettre dans l’un des casinos de la ville : l’appel des tables de cartes et des bandits manchots était, encore une fois, trop fort pour que je puisse y résister.

C’est là que j’ai retrouvé un ami de longue date, celui que tout le monde ici appelle « Le Magicien », tout simplement parce-que c’est son métier, et qu’il exerce son immense talent dans les meilleurs restaurants et salles de spectacle de la ville depuis une bonne dizaine d’années. Il aurait pu devenir l’un des plus célèbres prestidigitateurs du Monde, mais Le Magicien avait un sérieux problème avec les femmes. Et, par conséquent, avec leurs maris.



Bref, lorsque nous nous sommes retrouvés, il était dans de sales draps : embringué dans une histoire avec un type dont il avait séduit la jeune épouse, avant de comprendre qu’il appartenait à une organisation mafieuse. Autant vous dire que Le Magicien n’avait qu’un souhait : disparaitre avant que les copains du mari ne s’en chargent.

Il m’a donc demandé de l’aider en me proposant un marché. Je l’embarquais ni vu ni connu sur le bateau et en échange, il me donnait une astuce infaillible qui devait me permettre de gagner le soir même à la table de poker (jeu pour lequel j’étais pourtant très moyen), contre le même milliardaire russe : l’idée de rouler ce criminel une seconde fois lui plaisait énormément. J’étais moins enthousiaste que lui mais, vu ma situation financière catastrophique du moment, il a quand même réussi à me convaincre sans trop de mal.



Nous nous sommes pointés vers minuit devant la porte du Grand Casino de la ville, nous présentant comme deux riches lords écossais en goguette (et pour ce qui est de travestir son apparence, je peux vous assurer qu’il s’y connait, Le Magicien !). J’avoue que je me suis vite pris au jeu, et c’est avec le plus bel aplomb que j’ai demandé à être conduit à la table des cartes. Pour convaincre le gérant, nous lui avons glissé un billet dans sa main, extrait de la belle liasse que Le Magicien m’avait remise et qui représentait l’intégralité de ses trois derniers cachets. La suite ? Une succession de coups, de tirages, d’annonces, de donnes, de suites, de carrés, de quintes et surtout, du bluff.

Tandis que je jouais, Le Magicien, qui se tenait face à moi, au milieu du groupe de curieux qui nous observait, surveillait les gestes et expressions de mes adversaires et m’indiquait, à l’aide de sa coupe de champagne qu’il tenait tantôt de la main gauche, tantôt de la main droite, si les annonces faites n’étaient que mensonges. Et finalement, le russe, on l’a plumé. Délesté de quelques millions, il a pu repartir plus léger vers son pays, non sans nous avoir fait promettre de revenir disputer la revanche dès le lendemain. Les deux lords écossais ont promis, en jurant sur la tête de la reine d’Angleterre.



Nous sommes retournés au navire sur le coup des quatre heures du matin. J’ai réussi à faire monter Le Magicien et à l’amener jusque dans ma cabine sans que personne ne le voie. Il faut dire que depuis le temps que je trime sur ce rafiot, je le connais comme ma poche. Et que l’heure était particulièrement propice à la discrétion : entre ceux qui dormaient déjà et ceux qui n’étaient pas encore rentrés, je savais que le bateau était désert à ce moment-là !



La première partie de notre plan avait parfaitement fonctionné.

Je suis sorti de ma cabine deux heures plus tard pour prendre mon service tout à fait normalement et nous avons levé l’ancre quelques minutes avant de servir le petit-déjeuner, pour nous diriger vers l’escale suivante, l’île de Capri et la baie de Naples, que nous atteindrions le surlendemain.

Toute la journée, Le Magicien est resté dans ma cabine, tandis que j’effectuais les gestes routiniers de mon travail auprès des passagers… et des passagères. Le soir, après mon service, je suis allé comme d’habitude boire une bière au bar et j’ai discuté de mes soucis avec Sam, le barman. J’ai un peu forcé le trait, jouant avec délectation le rôle du type au bout du rouleau. Puis je suis sorti, je suis allé enjamber le parapet juste à côté de deux amoureux qui se bécotaient sur le pont arrière, et pendant qu’ils courraient chercher du secours, je me suis gentiment éclipsé après avoir déposé mon portefeuille à côté de mes chaussures. J’ai rejoint Le Magicien à l’endroit où nul n’a pensé à me chercher : ma propre cabine.

La deuxième partie du plan s’était déroulée sans incidents, mais il en restait encore une, et pas des moindre, à exécuter !



J’ai alors ressorti ma panoplie d’écossais et me suis glissé au milieu des passagers abasourdis par la disparition de leur steward. Je suis devenu l’Inspecteur Talbot, personnage tout droit sorti de mon imagination et mélange iconoclaste de tous les policiers qui avaient peuplé mon enfance, du commissaire Maigret jusqu’à l’Inspecteur Gadget, en passant par Julie Lescaut ou le Club des Cinq.

Toute la journée, j’ai joué mon rôle avec délectation, enchaînant les interrogatoires que je ponctuais de petites remarques sibyllines, visant à donner plus de poids à mon rôle. Cela m’a donné l’occasion de découvrir ce que les uns et les autres pensaient réellement de moi… et, si j’ai eu quelques surprises, je crois que dans l’ensemble, je ne me trompais pas sur leur nature véritable. Malgré les nombreux services que je leur ai rendus jour après jour, toujours très poliment et avec le sourire, nombreux ont été ceux qui n’ont pas hésité à me rouler dans la boue, et pire, à noircir mon tableau déjà pas forcément très reluisant, je dois bien le reconnaître.



Mais dans l’ensemble, tout s’était parfaitement bien déroulé, jusqu’à ce que je rencontre cette ombre mystérieuse sur le pont, dont je n’ai pas réussi à reconnaître la voix qui chuchotait dans mon dos. J’en avais eu des sueurs froides car l’inconnu qui refusait de dire son nom n’était pas loin d’avoir découvert le pot aux roses…

C’est alors que le Magicien a eu cette idée de génie… J’étais pourtant persuadé que ça ne pouvait pas marcher, que le subterfuge était trop énorme pour que les passagers puissent croire à une histoire pareille. Mais Le Magicien, qui s’y connait mieux que quiconque en tours de passe-passe, m’a affirmé qu’au contraire, plus les ficelles sont grosses, plus on y croit. Et que l’important, comme dans tous les tours de magie, ce n’est pas de connaître le « truc », mais bien tout le théâtre qui l’accompagne…. Et avouez que dans le genre théâtral, se faire passer pour les représentations de l’espoir et du désespoir c’était idéal !!!

Une fois qu’il a eu bien hypnotisé notre public, réuni au grand complet (passagers et équipages) dans le salon, il n’a plus eu qu’à utiliser ses capsules de fumée pour nous permettre de nous enfuir à pas de loup et nous réfugier dans la cale, laissant notre auditoire médusé.

Nous avons eu vraiment chaud, mais la dernière partie du plan a quand même fini par réussir.



Dans quelques heures, nous arrivons à Capri. Nous profiterons de la nuit pour rejoindre le port et disparaitre dans la ville. Après, nous nous séparons, emportant chacun la moitié du butin. Pour ma part, j’ai laissé au fond de l’armoire dans la cabine, une somme suffisante pour rembourser mes dettes sur le bateau, accompagné d’une lettre d’adieu qui ne fera qu’appuyer la théorie du suicide (je ne suis pas fou, une fois la nuit passée, plus personne ne croira à cette histoire d’incarnation !).



Ensuite, je rentre chez moi. Je retrouve ma femme que je n’ai jamais cessé d’aimer et on part s’installer dans le Sud de la France. On pourra enfin avoir les enfants qu’on espère depuis si longtemps. Je change de nom, je trouve un boulot discret pour passer inaperçu… fonctionnaire, c’est pas mal. Tiens pourquoi pas professeur ? Personne ne se méfie d’un prof…

J’arrête de jouer dans les casinos, à la place je me remets au sport… quand j’étais plus jeune j’aimais bien la course à pied… ce serait bien de compenser comme ça ?



Et puis surtout, je me mets à écrire. J’en ai toujours eu envie, alors là je vais le faire. Et j’ai même une idée : je vais mettre en place un Atelier d’Ecriture en ligne, que j’appellerai « Ailleurs », en hommage à ce navire, et tous les passagers virtuels pourront y venir pour partager leur passion de l’écriture…

Myriam